Une affaire franco-française

Commençons par une mise au point. Les Algériennes et les Algériens connaissent la nature du pouvoir qui dirige leur pays. Ils n’ont pas attendu qu’Emmanuel Macron, frappé peut-être par un soudain accès de lucidité, s’exprime de manière non-diplomatique à son sujet. Les banderoles et les slogans du Hirak n’ont jamais cessé de le montrer.

Alors, certes, il est parmi nous quelques flagorneurs et plumitifs caudataires qui, ici ou ailleurs, disent le contraire et prétendent que tout va bien dans le meilleur des pays mais soyons sérieux : l’affaire est entendue depuis longtemps. L’Algérie a besoin de renouveau et son régime politique doit absolument changer. « Le slogan ‘‘Yatnahaw Gaâ’’ exprime une volonté de rupture avec les institutions actuelles, dans leur composante, leur performance, leurs pratiques et leurs conséquences » déclarait il y a près d’un an l’initiative de concertation autonome « Nida 22 ». C’est un constat qui demeure valide.

Venons-en maintenant au caquetage macronien à propos de la nation algérienne qui, selon lui, n’aurait pas existé avant 1830. Un dérapage (voulu ?) qui a fait l’unanimité contre lui en Algérie et qui fera peut-être comprendre au président français qu’être opposé au régime ne signifie pas que l’on adhère à ce révisionnisme ambiant concernant l’histoire de notre pays.

Autant le préciser tout de suite : cette chronique n’entend pas argumenter en réponse à cette provocation. Des historiens algériens, dont Hosni Kitouni, se sont exprimés là-dessus (1) et, de toutes les façons, cela ne changera rien au problème. De plus, comme le dit la désormais fameuse « loi » de Brandolini, « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter les idioties est largement supérieure à celle nécessaire pour les produire. » Ce « principe d’asymétrie des idioties » implique donc que l’on soit économe de ses efforts et que l’on ne cherche pas à convaincre celui qui refusera de l’être.

De fait, osons ici une petite remarque. Comme nombre d’élites françaises, qu’elles soient politiques, universitaires ou intellectuelles, Emmanuel Macron ne peut s’empêcher d’expliquer aux Algériens ce qu’ils sont ou ce qu’ils ont été. Après plusieurs décennies de pratique du métier de journalisme, je n’ai jamais vu ça ailleurs qu’en France, pays où l’on vous explique d’un ton docte votre propre histoire, votre propre sociologie tout en balayant d’un geste, entendu ou agacé, vos remarques ou réserves. C’est ainsi. Chercher à changer cet état de fait risque d’être épuisant.

Ce qu’il y a d’intéressant concernant cette sortie présidentielle sur la nation algérienne, c’est qu’elle reprend le discours colonialiste de la Terra nullius, locution latine qui signifie « territoire sans maître. » Comprendre que la France avait le « droit » de coloniser l’Algérie puisqu’elle était sans maître ni… nation. Mais attention, il ne faut surtout pas croire que cette pensée est majoritaire. Nombre de Français n’ont aucune sympathie pour la période coloniale et savent à quoi s’en tenir. Mais l’air du temps est ce qu’il est et les lignes bougent. Il n’échappe à personne que la conjoncture est marquée par la forte résurgence du plaidoyer pro-colonial lequel s’impose dans la campagne électorale pour la prochaine élection présidentielle.

Hasard du calendrier, cette dernière coïncidera avec le soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’indépendance avec son lot de commémorations : les tueries du 17 octobre 1961, les morts du métro Charonne à Paris, le 8 février 1962, les négociations d’Evian, le cessez-le-feu du 19 mars 1962 sans oublier les attentats, en Algérie comme en France, de l’Organisation armée secrète (OAS). A chaque fois, ce n’est pas d’Algérie que viendra la « surenchère mémorielle » mais bien de France où l’on est tenu - même si l’on professe un discours critique à l’égard de la colonisation et de ce que fut la guerre d’Algérie – de mettre systématiquement les indépendantistes algériens en accusation.

Cinq minutes pour les enfumés du Dahra, et cinq minutes pour Pélissier. Cinq minutes pour les victimes d’Aussarès et de Papon, cinq minutes pour les « exactions » du FLN. C’est la règle qui s’impose désormais. Tendez-bien l’oreille ou lisez bien la majorité de ce qui se publiera, le message sera toujours de la même teneur. Dans le meilleur des cas, ce sera : les Algériens avaient raison de vouloir être indépendants mais le FLN a tout de même…

A quoi tient cette mise à distance égale ? La réponse est simple. La colonisation est encore un poids à expier. Parce que le rapport fantasmé au passé, la nostalgie pour la puissance de l’empire et, certainement, la mauvaise conscience et la culpabilité, empêchent l’expiation et donc la délivrance définitive. Ce à quoi s’ajoutent les considérations de politique intérieure qui rendent impossibles une reconnaissance définitive des torts et la présentation d’excuses au peuple algérien. Personne ne niera que les déclarations françaises à propos de l’Algérie sont toujours du pain béni pour le régime d’Alger car cela lui offre de belles occasions pour faire diversion et appeler à resserrer les rangs.

Mais il faut revenir au point de départ. J’affirme ici que c’est en France que l’obsession du passé algérien est la plus prenante et c’est d’autant plus complexe que cela n’est pas assumé. Pourtant, n’importe quel politicien français le confirmera. S’exprimer à propos de l’Algérie, c’est d’abord prendre des risques sur le plan de la politique intérieure. C’est fâcher des électeurs. C’est prendre le risque de se mettre à dos les uns ou les autres ou même tout le monde : rapatriés, enfants de rapatriés, harkis et leurs enfants, français issus de l’immigration maghrébine, anciens appelés du contingent, ressortissants originaires des protectorats maghrébins ou des colonies d’Afrique subsaharienne, etc.

Donc, on se tait, on élude, on tergiverse, on n’ose pas réagir quand l’extrême-droite fait dans la surenchère ou bien alors on l’accompagne. Mieux, on la devance. Bref, tout cela est d’abord une affaire franco-française qui pourrait même passer inaperçue en Algérie si nous avions les moyens d’avoir nos propres débats, si nos éditeurs étaient aidés et encouragés par l’Etat à publier et faire œuvre de mémoire, si la liberté de parole était consacrée au lieu d’être entravée et si, enfin, nos historiens avaient un droit d’accès à toutes les archives nationales.

Au lieu de cela, nous sommes toujours en position défensive par rapport à ce qui se dit et s’écrit en France et nous nous engageons dans des polémiques mémorielles qui, en réalité et pour l’essentiel, sont d’abord une affaire hexagonale. Ce qui se joue en France n’est rien d’autre qu’un réveil puissant de mémoires algériennes difficilement réconciliables. Certes, cela concerne les Algériens. Mais de loin. Et il sera vain d’espérer un apaisement mémoriel entre Alger et Paris tant que la France n’aura pas trouvé un consensus majoritaire sur son passé algérien.


Note

(1) « Macron sous-estime la mémoire blessée des Algériens », El-Watan, 4 octobre 2021.

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