Un coup d'Etat contre la révolution où ce qui en reste

Au soir du 25 juillet, Kaïs Saied annonce son coup d'État, créant ainsi un dangereux précédent dans l'histoire de la jeune deuxième République. Le débat sur les possibles interprétations de l’article 80 de la constitution ne change rien aux faits. Les faits sont l’accaparement du pouvoir par un seul homme et une sortie du cadre politique institué par la révolution et dans ses limites. Kaïs Saïed gèle le parlement, démet le gouvernement, lève l'immunité́ parlementaire des députés, Prend la direction du parquet, et promet la désignation rapide d'un gouvernement qui lui sera subordonné.

Il s'agit d'un Putsch non seulement contre les formes démocratiques imposées par la révolution mais, plus grave encore, contre une idée cruciale que celle-ci a introduit dans l’espace politique tunisien : les peuples sont les acteurs principaux des transformations sociales et politiques. Cette idée fondamentale, essence même de notre révolution, a été renversée par le coup d’Etat de Kaïs Saied. Nous sommes revenus à la conception prérévolutionnaire : la politique se fait par le haut ; elle est le privilège des sommets de l’Etat.

Kaïs Saied s'est adossé à l’armée qu’il n’a cessé dès le début de son mandat, de gratifier et de faire intervenir dans la chose public particulièrement dans la gestion de la crise pandémique ; il est intervenu dans un moment marqué par la faiblesse des classes populaires et leurs divisions. Il a agi dans un contexte de colère sociale nourrie par les retournements, les trahisons et les manœuvres d’Ennahdha et renforcée par une critique réactionnaire des principales formes démocratiques instituées par la révolution.

La crise socioéconomique est ainsi expliquée par la corruption des dirigeants et l'absence d'un capitaine, disposant de toute l’autorité, qui guide le navire et assure ordre et sécurité́ à son bord. La tentation du présidentialisme était déjà présente dans le discours de Béji Caïd Essebsi ; si rien ne l’en empêche, il appartiendra à Kaïs Saïd de la mettre en œuvre.

Enfin Saied a profité de la contre révolution régionale qui a eu le dernier mot en Egypte et ailleurs.

J’ai choisi l’autoritarisme !

Depuis l'annonce du coup d’Etat, un ordre de justification s'est mis en place. Parmi les arguments évoqués, on trouve celui qui prétend que Kaïs Saied n'avait aucune porte de sortie de la crise multiforme qui sévit depuis deux ans, aggravée davantage par la pandémie. Mais est-il vrai que Kaïs Saied n'avait aucun autre choix ?

Cet argument occulte d'une part que le président fait lui-même partie de la crise politique et n'est pas le sauveur qui vient dénouer une situation qui lui serait extérieure. Il partage la responsabilité́ du " blocage" de la conjoncture actuelle en refusant notamment de prendre en compte le parlement élu, qu'on l'apprécie ou non. Kaïs Saied avait d'autres options que le coup d’Etat pour « débloquer » la situation, il pouvait user de l'initiative législative que lui reconnaissait la constitution, accepter les ministres proposés par Hichem Mechichi, il pouvait aussi tout simplement démissionner s’il ne souhaitait pas cautionner les choix politiques de la majorité parlementaire, il avait aussi la possibilité d’encourager la mobilisation populaire en particulier pour faire obstacle aux projets de loi du front dirigé par Ennahdha.

En vérité, à chaque fois qu'il s'est adressé au peuple pendant les deux ans de son mandat, il ne lui a jamais demandé d'intervenir, ni de dire son mot sur les conflits en cours. Il n’a même pas jugé bon d’éclairer le peuple en l’informant réellement sur ce qui, selon lui, se tramait dans l'ombre. Parmi toutes les options, celles qui peuvent lui servir et celles qui le gênent, Kaïs Saied a fait un choix, celui de l'autoritarisme.

Aucune crise ne sera réglée par un tel choix. La crise politique se complexifie, et rien n'annonce une politique économique alternative. Cette question était d’ailleurs absente dans la campagne de Kaïs Saied et quand il eut à désigner un chef de gouvernement, alors que la situation était catastrophique pour les classes populaires, il n'a même pas tenu compte des questions sociales. Il a nommé d’abord un libéral, Fakhfakh puis encore pire, Mechichi.

De l’opportunisme, de l’indifférentisme

La majorité́ de la gauche et des milieux démocratiques soutiennent le coup d'État, espérant qu’il les débarrasse d'un ennemi politique. Certains, tout en cautionnant l’événement, se réfugient dans un pseudo attentisme comme si on pouvait juger un coup d’Etat par ses potentiels effets positifs. D’autres adoptent une position indifférente en apparence du moins, vis à vis de ce tournant politique majeur.

Or cet indifférentisme est un luxe pour les classes populaires tant qu’elles sont incapables de s’appuyer sur des formes démocratiques supérieures. En même temps qu'ils affirment leur indifférence vis-à-vis de la constitution, ces mêmes militants recommandent la défense des libertés établies étrangement par cette même constitution.

La liberté́ d'expression est même déclarée comme le seul acquis de la révolution. Mais si c’est vraiment le cas, il n’y a donc pas eu de révolution.

Nous entrons dans un cycle dont les perspectives s'annoncent sombres. L’autoritarisme aura pour conséquence première d'étouffer les luttes sociales et d’empêcher l’émergence d'une expression politique autonome des classes populaires.

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