La "guerre intérieure" des mémoires agite l'Algérie

Longtemps confinées dans un pathétique face-à-face avec la France, ex-puissance coloniale, l'histoire et la mémoire de la guerre d'indépendance viennent d'entrer dans le débat national par effraction. Nordine Ait-Hamouda, ancien député qui représentait l'Assemblée algérienne auprès du Parlement européen en 2020, a jeté, la semaine dernière, un pavé contre la narration officielle en visant l'un de ses "mythes fondateurs les plus sacrés". En accusant de "trahison" l'Emir Abdelkader, l'ex parlementaire a déclenché un séisme de réprobations avant d'être jeté en prison pour "atteinte à l'unité nationale et à des symboles de la nation".

Figure incontournable de la résistance à la colonisation, l'Emir Abdelkader avait combattu l'invasion française de 1830 pendant 17 ans, avant d'être défait et emprisonné. La suite de sa vie sera plus spirituelle et moins guerrière. Confiné avec sa suite au château d'Amboise, dans la Loire en France, il est traité avec égards par Napoléon III, qui lui octroie une confortable pension avant de l'autoriser à s'établir à Damas, en Syrie, où il finira sa vie entre mysticisme, écriture et action humanitaire. Devenu un "ami fidèle de la France" et décoré des plus hautes distinctions de l'Empire, l'Emir voit son prestige décliner au profit de nouveaux insurgés qui reprennent la lutte. Comme El Mokrani, Chikh Aheddad et leurs partisans, qui, eux, seront déportés en Nouvelle Calédonie après leur défaite, en 1871.

L'Emir Abdelkader ne réapparait dans la saga nationaliste qu'après l'indépendance, en 1962. Le colonel Boumediene, qui avait pris le pouvoir en 1965 après un coup d'Etat contre le président Ben Bella, souffre d'un complexe de légitimité, lui qui avait fait toute sa carrière derrière les frontières, loin des champs de bataille. Les héros de la guerre sont morts au combat, ou assassinés par leurs "frères", ou encore contraints à l'exil. Pour effacer leur image et édulcorer la sienne, l'ombrageux colonel décide de rapatrier de Syrie les cendres de l'Emir Abdelkader, pour les ré-inhumer dans un mausolée qui deviendra le lieu de pèlerinage des grandes messes patriotiques. Dans l'histoire officielle, l'ancien résistant devient, malgré quelques zones d'ombre dans ses relations avec la France, le "fondateur de l'Etat algérien moderne", et les billets de banque portent son effigie en filigrane.

La dépouille d'un héros séquestrée dans une cave

En ouvrant avec fracas la boite de Pandore d'une histoire frelatée, Nordine Ait-Hamouda s'est attaqué à un intouchable tabou. Un blasphème, même s'il ne s'attendait pas à une réaction aussi radicale. Fils d'un héros de la guerre d'indépendance, le colonel Amirouche tué au combat en 1959, Nordine Ait-Hamouda aurait pu, comme tant d'autres, mener une vie de nabab en faisant commerce de la mémoire d'un père légendaire. Aujourd'hui encore, les jeunes manifestants du Hirak, le mouvement populaire pour la démocratie, scandent : "nous sommes les enfants d'Amirouche, nous ne reculerons pas" ! Malgré les risques, il a choisi la voie de la vérité historique. "De la provocation !" disent ses détracteurs.

Parti à la recherche de la sépulture de ce père qu'il n'a pas connu, Nordine Ait-Hamouda découvre, effaré, qu'il a été déterré sur ordre du colonel Boumediene, et son cercueil "séquestré" dans la cave d'une caserne de gendarmerie ! Une profanation que seule la volonté d'occulter les héros qui faisaient de l'ombre aux faussaires pouvait justifier. Ironie de l'histoire, Amirouche sera ré-inhumé, en 1983, au Carré des martyrs d'Alger, tout près de l'Emir Abdelkader et… du colonel Boumediene, décédé en décembre 1978.

Passée la surprise, Nordine Ait-Hamouda contre-attaque. Avec d'autres orphelins de guerre, il crée, en 1984, l'"Association des fils de martyrs", pour "défendre leur mémoire contre les manipulations officielles", et "rappeler les idéaux de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'Homme et de justice sociale pour lesquels ils se sont sacrifiés". Pour avoir tenté, le 5 juillet 1985, de déposer des gerbes de fleurs sur les monuments aux morts, en marge des commémorations officielles, ils sont incarcérés pour "atteinte à la sûreté de l'Etat" !

Près de quatre décennies plus tard, Nordine Ait Hamouda retourne à la case prison. A défaut de soutien populaire, le régime fait diversion, une fois encore, avec l'étendard de "la révolution sacrée" et du "sang des martyrs" pour réduire les contestataires au silence.

Les archives : un enjeu politique

Malgré cette surenchère patriotique, les langues commencent à se délier. De bras de fer récurrent avec la France, la querelle des mémoires est devenue une "guerre intérieure" et un enjeu politique entre les faussaires du combat libérateur et les partisans d'une histoire démystifiée. A l'indépendance en 1962, le nombre de maquisards rescapés de la guerre était estimé, selon les sources, entre 30 000 et 70 000 ; ils seront 250 000 "survivants" en 2017 à percevoir une pension d'anciens combattants ! "Admettons que ces estimations soient exactes, il ne devrait rester en vie à ce jour que 500 moudjahidine et non pas 250 000 " rectifie le chercheur Mountassir Oubetroune.

Pendant ce temps, les vrais résistants continuent de tirer le diable par la queue. Comme Benyoucef Mellouk, ancien fonctionnaire au ministère de la Justice. Chargé, en 1978, d'étudier les dossiers des magistrats, il lève un gros lièvre : juges et procureurs de haut niveau ont falsifié des attestations de résistants pour booster une carrière débutée dans la justice coloniale. Pour avoir révélé dans la presse, en 1992, les dossiers d'une cinquantaine de "magistrats faussaires" qui étaient toujours en poste, Benyoucef Mellouk a été licencié de son travail, sans indemnités ni retraite, et condamné pour … vol de documents et divulgation de secret professionnel !

Face à l'histoire officielle bricolée par des idéologues à gages, la vérité académique est devenue un délit. C'est dire l'enjeu des archives de l'époque coloniale que les autorités algériennes revendiquent à la France avec insistance, pour les soustraire aux regards indiscrets. Pour l'historien Mohamed Harbi, spécialiste de la guerre d'Algérie, "les archives de la Révolution détenues par la France sont explosives". Abdelmadjid Chikhi, conseiller du président algérien chargé des archives et de la mémoire, justifie la censure de celles qui ont été récupérées : "nos archives sont très sensibles et ne sont pas communicables au risque de provoquer le chaos dans le pays".

En France où elles sont entreposées, ces archives sont accessibles au public depuis 2012. C'est là que Nordine Ait-Hamouda est allé chercher les armes de sa croisade contre les fausses légendes. La plus sensible concerne les Oulémas. Ces "savants musulmans" étaient opposés à l'indépendance nationale, se contentant de revendiquer "le respect de l'islam et de la langue arabe". Lorsque la Guerre de libération nationale éclata le 1er novembre 1954, ils dénoncèrent "l'aventure d'irresponsables", avant de les rejoindre à reculons en 1956. Dans les manuels scolaires de l'Algérie libre, ils finiront en haut du podium comme "précurseurs de la nation" et principal référent idéologique officiel !

Le président Tebboune au pied du mur

Près de 60 ans après l'indépendance, l'Algérie tourne en rond. Avec une "légitimité historique" usurpée, dénoncée par les nouvelles générations au nom de la démocratie, le régime en crise se referme sur lui-même. Selon la Ligue algérienne des droits de l'Homme, 305 militants d'opposition croupissent en prison, comme Nordine Ait Hamouda, pour délit d'opinion. Des militants pacifiques sont accusés de "terrorisme" ; des partis légaux sont menacés de dissolution.

Conspué par la rue, rejeté par les urnes, le président Abdelmadjid Tebboune aura du mal à faire face aux défis qui l'interpellent : économie au bord de l'asphyxie, pandémie du Covid-19 qui s'est aggravée depuis quelques jours, stress hydrique et tensions aux frontières avec les voisins de l'ouest et du sud. Des problèmes sérieux qui ne peuvent être résolus par des incantations.

Aymen Benabderrahmane, le premier ministre nommé la semaine dernière, peine à former son gouvernement. Avec le soutien du Front de libération nationale (FLN, ex parti unique) et son clone le Rassemblement national démocratique (RND), la "nouvelle Algérie" se présente comme une mauvaise copie de "l'ancienne", que les Algériens ont rejetée massivement. Même les islamistes "modérés" du Hamas n'y croient pas ; adeptes de "l'entrisme" en participant aux différents exécutifs depuis 1997, ils ont décliné, cette fois, l'offre d'accrocher leur wagon à un attelage aussi bancal.

Sans l'arrêt de la répression, la libération des prisonniers d'opinion, le respect des libertés et l'amorce d'un dialogue avec toutes les forces politiques, le pays fonce droit dans le mur…

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