La poésie en questions : Une vocation à l’épreuve de l’islam I

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Au commencement était la « qacida » : poème sans strophe, qui se déploie selon un même mètre et dont les vers sont ponctués d’une même rime. Les exemples qui nous en sont parvenus de l’époque préislamique ont été transmis à la postérité grâce en particulier au travail de collection et de restitution de l’auteur Abou’l Faraj al-Isfahani, dont le nom renvoie à sa ville de naissance – Ispahan – mais qui n’en est pas moins arabe, issu de la tribu des Qoraïch. Son Kitab al-Aghani est en effet le grand recueil de la poésie préislamique. Un autre ouvrage de lui est son Kitâb adab el-Ghuraba, qui porte sur la poésie de l’absence.

Et à propos d’absence, il s’agit d’un thème central dans toute cette poésie ancienne : ce n’est pas du tout quelque chose de secondaire ou d’occasionnel. En 1998 est paru un ouvrage d’un auteur omanais, Salam Al-Kindy, intitulé Le voyageur sans orient. Son approche de la poésie « jâhilite » a été d’autant plus remarquée qu’elle venait, non d’un savant orientaliste cette fois, mais d’un oriental désireux de s’expliquer avec son propre héritage. Il offre de la question de l’absence une analyse qui mérite d’être connue et qui nous paraît assez incontournable, du moins dans ses grandes lignes.

Rappelons qu’à côté de ses caractéristiques formelles, la qaçida présente une certaine unité au niveau du thème. D’un poème à un autre, on retrouve les mêmes séquences, appelées nasib, rahil et gharad. L’usage est de considérer que la dernière séquence, dans laquelle le poète glorifie sa tribu, représente le vrai propos du poème.

Mais l’ouvrage de Salam al-Kindy va insister sur l’importance centrale de la première, en laquelle il reconnaît une dimension métaphysique essentielle de la culture arabe préislamique. Le « nasib » correspond au moment de l’arrêt devant l’ancien campement. L’aimée est présente en ce lieu, mais seulement en tant que traces : présence spectrale ! L’être se donne sur le mode de sa propre absence. Le poète est voué à l’insaisissable, ainsi que l’illustre cette ode de Labîd ibn Rabiâa, citée par l’auteur : La forme n’en demeure que par le tissage du vent qui du nord et du sud / Afflue mollement sur ses faces /La brise d’est l’habille d’un raclement de voile effrangé / On ne voit plus sur ses aires et ses places / Que crottes de gazelles, serrées /Comme graines de piment.

Ce premier moment du poème détermine le second, celui du « rahil », du voyage sans but pendant lequel le poète évoque l’animal, dont la présence peuple sa pérégrination. Les animaux, souligne Al-Kindy, renvoient à des « solitudes parallèles ». La bête, comme la ruine du campement, oppose son silence à l’interrogation que lui adresse le poète, mais elle est aussi compagnon d’errance.

Du chantre insoumis au thuriféraire

Il faut que vienne l’acte de bravoure, dans l’engagement guerrier, pour que l’on sorte enfin de l’élément de l’indétermination. Ce qui fixe le temps, c’est l’exploit au combat qui est célébré à l’honneur de la tribu. Mais cette séquence finale — le « gharad » — confirme malgré toute la conception tragique de l’existence qui prévaut dans la culture arabe ancienne. Il y a, dit notre auteur omanais, un amour voué à un « monde fait pour décevoir » : amour en lequel on est très tenté de reconnaître la marque de l’âme aristocratique, dont la noblesse virile répugne à toute consolation métaphysique.

Expérience du vide donc, blessure sans cesse ravivée de l’absence, inquiétude du voyage sans orient, sans but, et cependant amour et glorification de ce monde. Voilà cependant ce que va abolir l’islam : « A la recherche irrésolue de l’Autre se substitue l’institution de l’Unique » ! Le vide est désormais occupé, rempli de toute l’omniprésence du Dieu transcendant. L’inquiétude de l’errance est levée.

Cette lecture de la poésie préislamique, qui a des accents nietzschéens, est confortée par de nombreux représentants de l’orientalisme, qui notent la grande discrétion des dieux dans l’imaginaire préislamique : on trouve des rites, des djinns et autres cryptides, mais toutes ces divinités du panthéon arabe, dont les plus connues pour nous sont Lât, Ozza et Manât, sont étrangement absentes. Le célèbre spécialiste britannique de l’islam naissant, Montgomery Watt, parle « d’humanisme tribal ».

D’autres préfèrent l’expression « d’anthropocentrisme » … Toute la question, dès lors, est de savoir comment l’Arabie va basculer d’un ordre à l’autre : comment ce monde qui déçoit mais qu’on aime va en venir à être abandonné au profit d’un monde dont on attend désormais, par le truchement d’une volonté divine, qu’il ne déçoive plus : cette question du renversement, laissons-la en suspens ! Et contentons-nous pour l’instant de faire quelques constats utiles…

Pour commencer, il y a un changement qui s’impose à l’observation, c’est la transformation du rôle social du poète après l’islam. Il est auparavant le chantre insoumis de la tribu ; il devient le thuriféraire à la solde d’un mécène chef politique. Une réalité que des poètes comme al-Mutanabbi vivront amèrement comme une atteinte à leur fierté et qui le diront. D’autres n’auront pas ce courage, mais n’en souffriront pas moins.

Seconde observation : l’ambivalence du regard porté sur le poète préislamique. La fascination n’a pas cessé, l’admiration non plus, puisque les odes anciennes continueront longtemps d’inspirer les poètes de l’âge classique. Mais on considère en même temps que la parole de ces poètes est condamnable. Un dit du Prophète est invoqué à l’appui de cette réprobation, qui concerne plus particulièrement Imru’l Qays, présenté comme le porte-étendard des poètes voués au feu.

Révélation : le poète au cœur de la maturation

Troisième observation : on voit apparaître, vers le début du 10e siècle, une littérature critique qui soumet la production poétique à une évaluation systématique. Qudama Ibn Jaafar compte parmi les grands fondateurs de cette littérature, avec son Naqd ech’chïr – Critique de la poésie. Cette donnée est significative, parce que le poème de la jâhiliyya était craint : il pouvait être plus ou moins virulent dans ses attaques contre une tribu rivale et ses chefs.

Mais l’idée de lui infliger à lui une appréciation critique en fonction de critères définis était impensable. Or ce qui ressort en particulier de ces critères, c’est l’importance primordiale accordée à la forme et l’idée que le poète est dispensé d’avoir même à dire la vérité. Voilà ce qu’écrit par exemple un autre critique littéraire, Al-Askari : « On dit un jour à un philosophe que tel poète mentait dans son œuvre. Le philosophe répondit : on ne demande à un poète que de bien dire. Quant à la sincérité, qu’on l’exige des prophètes ».

Ces trois observations, que nous disent-elles ? Elles nous disent qu’on assiste à un déclassement du poète à un triple niveau : social, moral et intellectuel. Son rôle est réduit à celui d’une habileté formelle dans la production de certains effets dans le discours. Même quand on salue l’exploit de l’un ou de l’autre, c’est désormais sur ce fond indigent.

La question qui se pose ici est la suivante : est-ce que ce déclassement est la résultante nécessaire d’une intolérance de l’islam à l’égard de la poésie libre ou est-ce qu’il est la conséquence des aléas politiques qui accompagnent l’expansion du monde islamique ? Il n’y a pas de doute qu’on est en présence d’un problème de compatibilité. Nous en avons un indice dans le fait que Labid Ibn Rabiâa, cité plus haut, se convertit à l’islam et cesse aussitôt toute production poétique.

Mais nous nous demandons malgré tout si cette incompatibilité est constitutive de l’islam. Et les quelques versets de la sourate des Poètes, qui vont assurément dans le sens de cette incompatibilité, ne suffisent pas pour rendre illégitime l’interrogation. Car le fait islamique, quand on y réfléchit, ne s’explique pas en dehors de l’idée d’une transformation de l’ancien monde à partir de l’intérieur.

Il y a nécessairement quelque chose comme une maturation préalable, à laquelle le personnage du poète préislamique est non seulement partie prenante, mais très probablement aussi acteur principal. Il suffit de se délester un peu de la représentation théologique des événements, historiquement naïve et non crédible, pour se persuader que le passage n’a pu se réaliser qu’à la faveur d’une collaboration des poètes eux-mêmes.

Mais si nous acceptons d’adopter ce point de vue critique, il devient évident aussi qu’il ne saurait y avoir eu de passage direct entre les deux ordres, dans l’opposition qui les caractérise et que nous a présenté l’auteur du Voyageur sans orient… On ne peut aller sans transition d’un monde qui glorifie une existence placée sous le signe de l’inquiétude tragique à un autre qui instaure l’ordre de la quiétude sous la tutelle d’un Dieu omnipotent : ça ne tient pas !

L’idée que le moment de l’islam serait celui d’une délivrance par rapport au malheur de la période précédente est une idée — théologique — dont l’intérêt est surtout de nous montrer à quel point beaucoup des théologiens du passé ont pu se montrer incapables de comprendre la réalité du monde préislamique et l’esprit qui y dominait. Le malheur auquel l’arabe préislamique était confronté par le fait même de son existence n’était pas un malheur auquel il voulait se soustraire. Le projet d’abolir le malheur avait toutes les chances de se présenter pour lui comme le comble de l’indignité humaine : la marque d’une faiblesse et d’une mollesse impardonnables !

Il nous faut donc revenir en arrière et, sans chercher à griller les étapes, tenter de mieux comprendre comment le poète préislamique a pu contribuer au changement survenu. Car il y a contribué sans nul doute : la vigueur avec laquelle les Arabes ont conquis le monde dans la première période de l’islam ne se conçoit pas sans cet idéal guerrier et viril qui est précisément le propre de l’ancienne culture arabe, et dont le poète préislamique est l’incarnation. Un islam qui aurait commencé par chasser les poètes est un islam qui se serait coupé les ailes d’emblée : il se serait rapidement vidé de son énergie vitale.

Quand les élans se rassemblent

Le poète préislamique a pris part à un changement qui s’est retourné contre lui : voilà la réalité. Et il ne pouvait s’engager dans une aventure dont la conséquence nécessaire était qu’il soit traité de la façon dont on a vu qu’il l’a été. Sa vision du changement qu’il engageait ou, au moins, qu’il favorisait était autre. Et nous pouvons raisonnablement admettre que cette vision comportait une ouverture de l’ordre ancien sur la réalité d’un Dieu universel, puisque telle est la grande nouveauté de l’islam par rapport à la « jâhiliyya ».

Si, comme nous le pensons, cela est arrivé, il nous faut relever alors que pareille hypothèse nous met face au cas d’une poésie qui, non seulement devient sacrée, mais ouvre l’espace du sacré dans le monde des hommes. Comment une chose pareille est-elle possible ? Est-ce en tournant le dos à ce vide que symbolise la ruine du campement dans le moment du nasib ? Non ! C’est plus probablement en se rendant attentif à une voix qui brise le silence au cœur de l’absence. Il y a là comme une répétition de l’expérience abrahamique où, du silence du désert, se fait entendre une voix qui, à mesure qu’on y prête l’oreille, devient puissante et impérieuse…

Les tribus arabes ont côtoyé Juifs et Chrétiens : ils connaissaient leurs croyances. Mais il fallait que l’expérience de Dieu émerge de leur propre expérience de la parole. Et c’est ce à quoi le poète préislamique ne pouvait pas être étranger.

Le silence de la ruine n’a pas le dernier mot : telle est la mère de la Révélation arabe. Il y a, au creux du silence, une parole dont le poème est lui-même la réponse : une parole dont tous les poèmes, de tribu en tribu, sont comme l’écho répercuté à l’infini… Louange qui surgit des entrailles du poète, dans son ignorance encore de sa nature de louange, dans l’oubli de son rang second par rapport à une parole première que l’écho du poème recouvre, mais louange qui se découvre enfin en tant que telle. Et soudain, comme un de ces spectacles cosmiques rares, c’est la voix de cette parole primordiale qui est là, déclarée et annoncée, et qui rassemble vers elle tout élan poétique en un grand fracas qui bouleverse tout…

Avant d’être texte, avant d’être loi, avant d’être territoires conquis et civilisation, l’islam est cet événement ! La parole disséminée se rejoint en l’unité d’une parole originaire, et entraîne avec elle une transformation politique… Le reste appartient à l’Histoire et à sa « dialectique », dirait Hegel.

C’est parce que le poète ne craint pas le silence de la ruine, et c’est parce qu’il l’aime, qu’il en vient à y déceler cet inaudible qui se révèle être l’essentiel de sa parole et sa source même. L’ordre islamique, tel que l’Histoire se chargera de l’instaurer, fera au contraire de ce silence une réalité honnie. Peu lui importera de savoir que la parole qui soutient la révolution de l’islam surgit précisément de ce silence : ce qui l’intéresse, ce sont les formes tardives et cristallisées de cette parole, dans la mesure où elles se transforment en outils de gestion politique.

Or, du point de vue de ces formes cristallisées, non seulement le poète ne représente aucune utilité, mais il constitue bien plutôt un danger de décristallisation : c’est pourquoi le théologien aura en charge de le tenir en respect… ou en laisse !

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