L’Algérie cultive un rapport pour le moins ambigu à la langue française. D’un côté, c’est la langue étrangère la mieux maîtrisée par la société et par les acteurs du pouvoir algérien. Le Journal officiel (et c’est presque le cas de tous les textes) est rédigé en français, ensuite traduit en arabe, et on note sur la version française : traduction !
Pour faire un peu d’humour, on rappellera d’une manière fort instructive la situation ubuesque de l’absence de traducteur arabe scolaire-allemand lors de la visite d’Angela Merkel en Algérie, il y a quelques semaines. Le Premier ministre, qui s’exprimait en arabe scolaire, se fait interpeller par son illustre invitée sur l’absence de traduction arabe-allemand.
Il demande alors à la technique s’il y avait un traducteur arabe-allemand : elle lui répond que seule la traduction français-allemand avait été prévue. Impasse ! Immédiatement, il propose de faire en français son allocution prévue en arabe ! Ouf, il aura pu ainsi sauver l’honneur du pouvoir, dirons-nous, par son bilinguisme et par le truchement du français, car lui-même n’aura pas appliqué ses propres décisions d’arabisation totale et immédiate…
D’un autre côté, on lâche la bride aux conservateurs arabistes et islamistes qui font dans un discours de stigmatisation frôlant le ridicule, tartinant à outrance sur la langue du colonialisme, lui préférant l’anglais, qu’ils ne maîtrisent pas, tout en faisant mine de ne pas savoir que cette dernière fut une langue de colonisation au Moyen-Orient et en Afrique anglophone…
Mais quand il s’agit des études de leur progéniture ou de se soigner et même de mourir, ils partent, toute honte bue, en France ! En arabe algérien on dira : ma nhebek, ma nsberalik (je ne t’aime pas, mais je ne peux supporter ton absence) Il est évident que l’Algérie a besoin de diversifier ses connaissances en langues étrangères occidentales et asiatiques.
Cependant, en Algérie, objectivement, seul le français peut nous aider dans l’immédiat et rapidement à sortir du sous-développement scientifique et intellectuel qui nous étouffe comme une gangue, car cette langue de la modernité et de la science est déjà maîtrisée par une bonne partie de notre intelligentsia et les ressources scientifiques disponibles dans cette langue sont à profusion, en comparaison avec l’arabe scolaire.
Pour s’en rendre compte, il suffit de choisir un thème quelconque et de lui rechercher une bibliographie scientifique. En outre, la société ne perçoit pas cette langue, ni d’ailleurs la France, en dépit des discours idéologiques produits pour la convenance, comme véritablement étrangère. Seule une petite minorité, the happy few, dont je fais partie, maîtrise l’anglais, et le renouveau intellectuel et scientifique à l’échelle sociétale exige une masse critique.
Selon les derniers chiffres de l’Organisation internationale de la francophonie, la langue de Molière est parlée par 11 millions d’Algériens. Qu’en est-il réellement ?
Je ne sais pas comment cette organisation a pu construire ces chiffres. Ce type de chiffres n’est pas disponible en Algérie. Comme pour Tamazight ou l’arabe algérien. Le RGPH ne le prend pas en ligne de compte. Mais c’est le quart de la population algérienne ! Alors il faut s’entendre sur ce que signifie «parler» une langue. Le commun des Algériens n’est certes pas sourd à cette langue.
Tous sont familiers avec cette langue et sa culture, et l’on sait que parmi les Français, certains nous aiment et d’autres nous détestent… mais quand on se déteste on le fait de manière cordiale ! On se reproche des choses, car une histoire tumultueuse, parfois tragique, a formé les inconscients collectifs des deux peuples… Beaucoup d’Algériens connaissent plus ou moins quelques expressions françaises… Beaucoup lisent cette langue, la presse et la littérature algériennes francophones le prouvent bien. Mais ils ne sont pas nombreux ceux, à mon sens, qui maîtrisent cette langue à un niveau professionnel.
C’est une élite restreinte. Les autres la désirent, mais ne l’ont pas. Les universités françaises attirent plus les Algériens, y compris ceux qui désireraient faire des études d’arabe. 30% des étudiants étrangers en France semblent venir d’Algérie et je ne m’étonne pas du tout de cela, car l’idéal est pour nos étudiants de se hisser au niveau d’acceptation des universités françaises, tout comme nos gouvernants qui préfèrent s’y soigner ou certains anciens moudjahidine qui préfèrent résider en France, alors qu’ils ont les moyens financiers de vivre en Angleterre ou aux USA…
Situation qu’a bien résumée notre ami Rabah Sebaâ dans l’un de ses livres. Des milliers de médecins, de chercheurs… algériens assurent la bonne marche des services de santé publique française, des auteurs primés garantissent la présence mondiale prestigieuse du français et de sa culture. Cette ambivalence imposée par le discours officiel, relèverait-elle de la psychanalyse ? Ou y aurait-il simplement un discours public stigmatisant, car idéologiquement attendu, et un autre intime plus pragmatique.
Le recul dans la maîtrise du français a-t-il profité à l’arabe scolaire ?
Le recul de cette langue, en termes de nombres de locuteurs, de statut social et de maîtrise, est important. La baisse du degré de maîtrise de cette langue à l’écriture spécialisée est tout aussi importante. Comparer à titre d’exemple le niveau d’écriture de Mouloud Mammeri, Taos Amrouche, Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mostéfa Lacheraf… et même de Malek Bennabi, aussi islamiste qu’il fut, avec les écrits littéraires de bonne facture d’aujourd’hui et l’on se rendra compte de cette baisse…
Cependant, cette baisse n’a pas du tout profité à l’arabe scolaire qui a tout aussi périclité… Le défunt Abderrahmane Hadj Salah, linguiste spécialiste de l’arabe classique, disait à ses doctorants, et même dans sa dernière interview, donnée à la Radio culturelle algérienne, que l’arabe scolaire ne pouvait absolument pas décoller de sa situation archaïque qui lui a été imposée par les conservateurs qui l’ont enfermé dans sa gangue islamiste rétive à la raison et à la science, que s’il était confronté, sur son propre terrain, à une langue développée et libérée des pesanteurs mentales archaïques, comme le français.