La crise vénézuélienne a franchi une autre étape quand Juan Guaidó s’est proclamé « président » du Venezuela et que les États-Unis et plusieurs pays, dont le Canada, l’ont reconnu comme « président intérimaire » ou « en exercice ». Or, cette proclamation participe d’un scénario établi de longue date par les États-Unis. Et le Canada s’y trouve associé en première ligne sans égard à son passé de médiateur.
L’histoire nous apprend que les coups d’État ne sont pas tous engagés par des militaires. Et que l’un des premiers actes, surtout si le coup d’État est conçu depuis l’étranger, consiste à désigner une personnalité qui pourra prendre la tête d’un gouvernement parallèle à celui que ses commanditaires veulent renverser.
L’élément décisif pour qu’un coup d’État soit consommé veut qu’une majorité de l’état-major se range derrière le prétendant. C’est à ce scénario que concourent la campagne pour la reconnaissance internationale de Guaidó et la promesse d’amnistie pour tous les transfuges.
On sait que les États-Unis sont à l’origine de cette opération. Le Wall Street Journal a révélé comment les Rubio, Bolton, Abrams, Pompeo, Pence et Trump, entre autres, ont collaboré à l’apparition de Juan Guaidó sur l’avant-scène avec le concours de diplomates canadiens et de la ministre Chrystia Freeland.
Le Canada aurait contribué à rapprocher les diverses factions de l’opposition afin de préparer la voie à la désignation de Juan Guaidó à la présidence de l’Assemblée nationale, ce qui lui a servi de tremplin. Le Canada a enfin été très actif au sein du Groupe de Lima voué à délégitimer le président Maduro en accord avec les positions de Washington et de l’opposition vénézuélienne.
Guerre économique
Depuis près de 20 ans, la Révolution bolivarienne affronte deux forces. En interne, une élite qui a été déplacée du pouvoir par une série de défaites aux urnes a tout mis en œuvre pour reconquérir l’exécutif qu’elle a perdu en 1998. Sur le front externe, les États-Unis n’ont jamais accepté leur mise sur la touche dans un pays riche de ressources énergétiques et minières. Entre ces deux acteurs s’est nouée une alliance dont la première manifestation publique fut le coup d’État d’avril 2002 rapidement neutralisé.
Une guerre économique s’est alors mise en place afin d’exploiter les vulnérabilités du pays. Aussi longtemps que les cours du pétrole étaient élevés, l’État bolivarien a pu réorienter la rente pétrolière vers des programmes sociaux. Des millions de citoyens ont eu accès à des services. Les pauvres ont acquis des droits et une dignité. L’adhésion à la Révolution bolivarienne a longtemps été indéfectible, au point que l’opposition a perdu 23 consultations sur 25 depuis 1998.
La guerre économique a été menée de concert entre l’opposition et les États-Unis. Elle visait à créer des pénuries et à susciter le mécontentement et la désaffection. La spéculation sur les dollars, l’accaparement des denrées et leur détournement devinrent des armes dirigées contre le gouvernement. La population était prise en otage, l’enjeu d’un bras de fer impitoyable. En mars 2015, la Maison-Blanche a proclamé que le Venezuela constituait une « menace extraordinaire et inhabituelle pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis ».
Elle se dotait d’un cadre pour mener des agressions à sa convenance. Le gouvernement Trump a fait du changement de régime sa priorité. Son intervention a fait échouer une médiation entre les parties qui se déroulait en République Dominicaine. Il n’était plus question pour l’opposition de participer à l’élection présidentielle de mai 2018. Elle adoptait le plan conçu par son allié, plus expéditif. D’autant que l’application de sanctions limitait sévèrement la capacité de l’État à relancer l’économie alors que l’hyperinflation prenait son envol.
Les médias, en passant largement sous silence les opérations de déstabilisation, les actes de vandalisme et les attaques contre les forces de sécurité, élaboraient un récit partial : une population affrontait un gouvernement qualifié de « dictature », incompétent et corrompu, des pénuries généralisées, une hyperinflation incontrôlable. La désespérance poussait des millions de Vénézuéliens à émigrer. On parlait d’une crise humanitaire avec une intervention internationale comme seule issue.
Une boîte de Pandore
Les États-Unis et d’autres gouvernements se donnent le droit de renverser un gouvernement élu après avoir fait tout en leur pouvoir pour créer une situation catastrophique. Ce faisant, ils ouvrent une boîte de Pandore. Rien n’indique que l’armée basculera du côté de Guaidó et que Maduro démissionnera. Le scénario suivi tient pour acquis que la population, usée par les privations et aux prises avec la perspective d’une dégradation encore plus sévère de la situation, se rangera en bloc du côté de Guaidó, et que les chavistes abandonneront le terrain à leurs ennemis de classe.
Les politiques néolibérales et les privatisations sont au coeur du programme de l’opposition. À défaut d’une médiation, on doit craindre une escalade dans la tension avec son cycle de manifestations et de contre-manifestations, de débordements, de morts. L’opposition a montré qu’elle pouvait user de violence. Ce sont ces violences qu’elle a encouragées qui ont valu à ses instigateurs des arrestations ou l’exil. Le scénario pourrait alors déboucher sur une invasion armée, dont l’issue serait catastrophique. L’acheminement de l’aide humanitaire pourrait servir à infiltrer des troupes formées de paramilitaires ou de soldats.
Le Canada avait déjà pris parti contre Maduro en se joignant au Groupe de Lima. En reconnaissant Guaidó, il s’est associé à un coup de force orchestré par les États-Unis. Dans un contexte aussi polarisé, animé et aggravé par l’ingérence extérieure, la sagesse aurait commandé d’œuvrer à la médiation, à l’exemple du Mexique et de l’Uruguay.
Cela irait contre son plan destiné à écraser le chavisme, à récupérer une hégémonie perdue au début de ce siècle et à faire main basse sur les énormes réserves de pétrole et autres minerais au détriment de la Chine.
*Claude Morin Professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique Latine, Université de Montréal