Tribune : Tyrannies et dictature

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Ainsi, l’Union européenne n’a pas été conçue, peu ou prou, pour protéger les peuples contre les influences de la mondialisation. Le prétendre est un mensonge éhonté. Elle a été, en réalité, à l’avant garde du mouvement qui a défait les Etats au profit des grandes firmes multinationales. Elle n’est en vérité que l’héritière du projet américain conçu dans la guerre froide [1]. Elle se construit sur ce que Stathis Kouvelakis en se référant à un ouvrage relativement récent de Perry Anderson [2], décrit comme « …une mise à distance de toute forme de contrôle démocratique et de responsabilité devant les peuples est un principe constitutif du réseau complexe d’agences technocratiques et autres collèges d’experts qui forme la colonne vertébrale des institutions de l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le « déficit de démocratie » est en fait un déni de démocratie » [3].


L’Union européenne est une des formes de cette tyrannie qui nous menace.

Ce que l’on a appelé ici l’ordre démocratique s’impose comme une réponse tant aux menées tyranniques insidieuses, que reproduit en permanence le fonctionnement de l’économie capitaliste, qu’à ces mêmes menées quant elles sont beaucoup plus explicites. Mais, cette notion d’ordre démocratique peut rendre nécessaire l’établissement d’une dictature.


Démocratie et dictature

Au-delà des expressions convenues, rappelons que ce que l’on nomme « dictature » dans le vocabulaire du droit constitutionnel c’est le pouvoir en situation exceptionnelle, c’est ce qui caractérise l’état d’exception. Dans les temps anciens de la République à Rome la dictature était un pouvoir dont les consuls étaient investis pour faire face, justement, à ces situations « d’extremus necesitatis » [4]. Ils désignaient alors un homme généralement choisi parmi les anciens consuls. Les deux missions du dictateur, celle d’ordre civil et celle d’ordre militaire [5], revêtaient la même importance aux yeux des Romains [6]. Ce point, souligné entre autres par André Magdelain est important et montre que la Dictature n’est pas uniquement liée à la guerre. Les abus qui en découlèrent, et en particulier la « dictature » de Sylla [7], ont donné au terme de dictature sa connotation contemporaine d’équivalent de tyrannie. Mais, au départ, ce n’est absolument pas le cas. La dictature est conférée dans un cadre légal, et elle a pour but de restaurer les conditions d’application de la légalité. Nous sommes donc bien en présence de l’équivalent des « pouvoirs d’urgence » ou de l’état d’exception, procédures qui existent dans toutes les constitutions des Etats démocratiques, et en France en particulier dans l’article 16 de la Constitution [8].

Mais, ce qui fait problème aujourd’hui est le lent, le presque imperceptible mais bien réel glissement de l’Etat démocratique, tel qu’on l’a défini dans le schéma 3 comme point d’équilibre entre la légitimité démocratique et la légitimité bureaucratique, vers l’Etat collusif. Ce glissement se fait à travers les liens sans cesse dénoncés et sans cesse reconstruits entre le monde politique et celui des « affaires », dont les scandales à répétition, scandales qui entachent chaque parti dominant, sont un symptôme. Ce glissement peut aussi prendre l’aspect de l’endogamie, au sens littéral comme au sens figuré, qui se développe désormais entre le monde des médias et le monde politique.

Cependant, ce glissement traduit aussi un mouvement de fond. La négation sans cesse plus avérée de la légitimité démocratique soit au profit de procédures bureaucratiques soit au profit de la légitimité patrimoniale, autrement dit de la corruption et de la collusion que l’on vient de dénoncer, transforme et menace la communauté politique de destruction. Cette menace prend comme forme l’idéologie de la naturalisation de la politique. Mais elle ne se réduit pas à cela. Si le fameux adage thatchérien TINA (Il n’y a pas d’alternative) porte en lui la négation de la démocratie, il n’est que l’avant-garde de glissements ultérieurs vers une forme d’Etat encore plus réactionnaire. On en voit un exemple en Grande-Bretagne avec les menaces existantes sur le droit de grève, mais cet Etat réactionnaire se devine aussi en France dans les mesures qui s’attaquent ouvertement désormais au droit du travail. Et l’on voit bien que de l’Etat collusif à l’Etat réactionnaire il n’y a qu’un pas.

On comprend que, face à cette situation, seule une réintroduction brutale de la légitimité démocratique soit de nature à permettre le rétablissement de la démocratie. Il est donc important de rétablir le peuple dans ses droits si l’on veut qu’il se comporte en « peuple », c’est à dire en communauté politique. Mais, cette réintroduction de la légitimité démocratique peut ne pas être compatible avec les règles tatillonnes, les normes pointilleuses, que la légitimité bureaucratique a tissées autour de l’Etat. A cet égard, on est fondé à penser que la situation exceptionnelle ne provient pas d’un événement soudain et exceptionnel (même si ce dernier peut aussi exister) mais découle en réalité de la transformation qualitative qu’a subie la situation après de multiples transformations quantitatives.


Charisme et populisme

Ceci soulève la question du rôle positif que peut jouer, pour ce rétablissement démocratique, la légitimité charismatique. Max Weber montre que l’autorité (et donc la légitimité) charismatique peut jouer un rôle important face à l’autorité bureaucratique [9]. Ici la domination est exercée par un individu qui est doté de qualités exceptionnelles, que ce soit celles d’un grand tribun ou d’un grand général. Ces qualités sont capables d’exercer un pouvoir d’attraction sur les foules. En ce sens, c’est une personne qui sait diriger. On peut considérer que le chef charismatique est un démagogue au sens premier du terme. Ce type de légitimité permet de s’imposer en bouleversant les traditions et les lois. Dans ce sens, ce type de légitimité est révolutionnaire.

Pour définir ce qu’est cette autorité, il fait référence à des croyances de type religieuses. Il écrit, en particulier : « la croyance en la qualité extraordinaire […] d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef » [10]. Mais dire que l’on attribue à quelqu’un ce type de pouvoir n’implique nullement que l’on y croit soi-même.

Max Weber note, à très juste titre, la dimension révolutionnaire qu’il y a dans le pouvoir et l’autorité charismatique. De Castro à Chavez, en passant par Evo Morales, les grands révolutionnaires ont détenu cette autorité charismatique. Mais, cette autorité, et par conséquence cette forme de légitimité, ne peut que rarement perdurer. Même les pouvoirs religieux, dont la base est initialement de nature charismatique, quand ils s’installent dans la durée ont tendance rapidement à se bureaucratiser ou à revenir vers une forme de pouvoir patrimonial. L’Iran en est un exemple. La phase réellement charismatique d’un pouvoir révolutionnaire apparaît comme réduite dans le temps. Mais, cette autorité charismatique bouleverse les structures existantes, elle se situe au-dessus des lois « normales » tout en faisant référence à d’autres lois. Elle permet la construction d’un nouvel ordre politique. De ce point de vue, elle correspond assez bien à l’état d’exception et elle correspond aussi à une forme d’expression de la légitimité nue.

On peut donc penser que, face à l’Etat collusif qui est en train de se mettre en place, un Etat populiste, c’est à dire combinant la légitimité démocratique et la légitimité charismatique, serait de nature à changer les règles et les normes légales pour permettre un retour à l’ordre démocratique. De ce point de vue, il ne faut pas frémir devant la possibilité d’actions « illégales » mais légitimes d’un tel pouvoir. Nous avons le précédent de l’ordonnance du 9 août 1944 qui déclara illégal tous les actes du gouvernement de Vichy [11]. On sait que le Général de Gaulle avait contesté la légitimité du régime de Vichy dès le début, et en particulier lors du discours qu’il tint à Brazzaville le 27 octobre 1940 [12]. Mais, en réalité, c’est bien le vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 par l’assemblée qui tout à la fois transforme cette dernière enTyrannus ab exercitio et Pétain en Tyrannus absque Titulo. Dès lors, aucun des textes de Vichy ne peut se parer des attributs de la légalité, car le régime est dépourvu de la légitimité. C’est ce que constate l’article 7 de l’ordonnance du 9 août 1944, qui organise l’extinction des actes de Vichy, qui doit, pour les actes non mentionnés à l’article 2 de l’ordonnance, être expressément constatée [13]. Cet article décrit le régime de Vichy comme « l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français » », récusant de fait sa légalité. Inversement, les actes pris par le gouvernement de la France Libre, en dépit de leur caractère souvent précaire, doivent être considérés comme des actes légaux. La précarité de ces textes ne peut être invoquée pour leur refuser le statut de « loi » au vu du vieil adage « nécessité fait loi » [14].

Cet exemple permet de comprendre la logique de l’extinction de lois dites « normales » dès lors que le pouvoir dont elles sont issues peut être considéré comme illégitime, ainsi que la logique de création d’un nouvel ordre légal, et ce quel que soit les difficultés qu’il rencontre au niveau de son exécution.

Dès lors, le rétablissement de l’ordre démocratique pourrait parfaitement survenir d’une dictature, mais uniquement au sens premier de ce terme. C’est ici que se combinent la souveraineté et la légitimité, dans une situation particulière qui provient de la situation d’extrême nécessité (extremus necesitatis) dans laquelle la perte progressive de la souveraineté de la France nous plonge. Si l’on pense que les événements de l’été 2015 à propos de la Grèce, l’émergence brutale d’un pouvoir européen dépourvu de légitimité, induit une Tyrannie, alors nous ne devons pas ciller devant ce qu’impose le rétablissement de l’ordre démocratique. Le passage par une état d’exception, des formes s’apparentant à la dictature articulée sur un pouvoir à forte dimension charismatique va s’avérer nécessaire pour rétablir un droit qui soit conforme à l’ordre démocratique.


Notes

[1] Ce qui fut déjà analysé par J-P. Chevènement « La faute de M. Monnet », Paris, Fayard, 2006.

[2] Anderson P. Le nouveau vieux monde, Marseille, Agone, 2011 (en anglais The New Old World (2009) Londres, Verso).

[3] Kouvelakis S., in C. Durand (sous la direction de), En Finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, mai 2013, p. 51

[4] Deniaux E., Rome, de la Cité-État à l’Empire : Institutions et vie politique, Hachette,‎ 2001, 256 p

[5] Magdelain A., « Provocatio ad populum », Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome, École Française de Rome,‎ 1990, p. 567-588

[6] Rougé J., Les institutions romaines : De la Rome royale à la Rome chrétienne, Armand Collin, coll. « Histoire ancienne »,‎ 1991, 251 p.

[7] Hinard F., Sylla, Fayard,‎ 1985.

[8] Dont, le texte modifié en 2008, dit ceci : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la Nation par un message.

Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.

Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels.

Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée.

[9] Weber M., Economie et société, Traduction française Paris, Plon, 1971, XXII-650 p.

[10] Weber M., Economie et société, op.cit..

[11] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. Version consolidée au 10 août 1944

[12] Conan E. et H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, éd. Fayard, Paris, 1994 ; nouvelle édition Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 1996, 513 p, p. 71.

[13] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental

[14] Ce qui se dit aussi, dans une forme plus juridique : « Dans un besoin ou un péril extrême, on peut se soustraire à toutes les obligations conventionnelles ». Voir Cassella S., ‪La Nécessité en Droit International : ‪De L’état de Nécessité Aux Situations de Nécesité, ‪Martinus Nijhoff Publishers, 2011 – ‪577 p., p. 5 et 6.

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