MOMO ( deuxième épisode)

Cependant, le pantalon rouge n’était pas l’unique blessure de Momo. Longtemps coupé du monde, dans la sécurité mensongère de la maison familiale, une sécurité faite pourtant plus d’ignorance que de certitude, il n’avait d’autre motif de souffrance que la comparaison avec le fils des banquiers, les voisins de palier de la famille. Mais c’était juste un enfant gâté plus à plaindre qu’à jalouser. Telle était du moins la philosophie de la famille qui a permis à Momo d’éviter des complexes dangereux pour sa personnalité.

Il était alors à peu près heureux, selon les normes familiales. Certains jours, il lui arrivait même de se sentir supérieur à son pauvre voisin obligé d’avoir plein de trucs que les autres n’ont pas pour gagner leur estime. Momo n’avait pas besoin de toutes les babioles du voisin, il avait sa bonne éducation, une grande sagesse qui négligeait le superflu et une vie intérieure plus riche qu’un magasin de jouets. Il se savait certes différent, mais cette différence-là était plutôt avantageuse, l’avantage de l’humilité raisonnable sur l’ostentation insolente.

Toute l’assurance du petit Momo se fracassa le nez contre la réalité du monde extérieur dès sa première semaine à l’école. Autant il avait détesté la classe à cause de son pitoyable pantalon rouge, autant il apprit à redouter la récréation à cause de son goûter ! La sonnerie de dix heures annonçait pour lui le début d’un calvaire insupportable.

Tous les gamins se ruaient vers la cantine tenue par un grand rougeaud à la bedaine sympathique et en ressortaient tenant des merveilles dont il ne connaissait même pas l’existence. Là c’était un amour de brioche bien ronde, superbement dorée, auréolée d’une belle trainée blanche de lait concentré dont la ligne magique dessinait une spirale vertigineuse. On avait d’envie d’y mordre en hurlant comme un loup !

Là-bas, c’était un croissant croustillant comme un baiser humide, légèrement fin aux extrémités, avec un ventre rond et plein annonciateur d’une tempête de pâte blanche au goût légèrement parfumé, onctueuse à souhait, qui fond dans la bouche comme une glace. On n’avait même pas besoin d’imaginer le chocolat bien au chaud à l’intérieur de la carapace dorée pour souhaiter la mort devant tant de beauté.

Momo, le cœur chavirant d’appréhension, regardait sortir ces petits bouts de merveilles, dans l’attente de l’estocade finale qui ne manquait jamais d’arriver. Certaines fois, c’était le paradis qui daignait sortir de la petite porte de la cantine. Un majestueux croissant dodu, aux courbes dessinées par une main d’orfèvre, tordu comme un fer à cheval, entrecoupé de belles estafilades fines comme les jointures d’une main de princesse, surmonté d’une tornade de caramel qui a l’opacité et l’apparence du miel et la dureté d’un désespoir de gosse.

Lorsque les dents de l’heureux gamin se refermaient sur la couronne caramélisée avec un bruit magique de verre brisé, et qu’au fond de ses yeux luisait la lueur de béatitude que Momo guettait avec envie, toute la philosophie patiemment inculquée par ses parents fondait dans son cœur comme les perles de miel durci dans le palais du gosse qu’il ne lâchait pas du regard.

Entre le caramel et lui, c’était l’histoire douloureuse d’un rêve toujours vivace mais jamais assouvi. Ses oreilles tourbillonnent toujours de la voix fluette et trainante du marchand ambulant de friandises qui venait tous les jours offrir aux élèves du lycée situé juste en face de la maison familiale de menus bâtons de caramel, aussi grands qu’un doigt, enrobés dans du papier blanc très fin qui ne cachait rien du corps gracile de l’objet de ses convoitises. Il guettait chaque jour, avec un espoir enragé, la voix qui entonnait à l’entrée de la rue : - Caramil..caramil..caramiiiiiil . Toujours les mêmes trois mots magiques, avec la même intonation, la même prosodie et la même voyelle finale qui prenait ses aises, emplissait la rue de sa sonorité stridente et augmentait la détresse de Momo qui redoutait la fin de la dernière syllabe annonçant l’imminent départ du marchand.

Commençait alors la recherche frénétique d’une improbable pièce de vingt millimes, dot nécessaire et sans concession de la princesse Caramel. Mais où dénicher vingt millimes dans une maison où les pièces de deux millimes étaient soigneusement ramassées et pieusement gardées au chaud au fond des poches parentales ? Momo le savait, mais l’envie est trop forte. Il se préparait alors à engager une énième bataille perdue d’avance contre le fauteuil du salon qui avait englouti une fois une pièce de vingt millimes et continuait obstinément à ne pas vouloir la restituer.

Il se ruait vers le salon, plongeait ses petites mains aux doigts trop courts dans l’espace minuscule entre l’assise et le dossier, farfouillait avec l’énergie du désespoir, s’écorchant la peau, se cassant les ongles sur le bois rugueux, gagnant millimètre par millimètre à force de sueur et d’acharnement jusqu’à sentir au bout de la peau de son majeur les rayures caractéristiques du bord de la pièce convoitée. Alors, les doigts en sang, le souffle coupé, tenaillé par la crainte de n’avoir plus assez de longueur dans les doigts et la peur d’entendre la litanie du départ du marchand, il fourrageait dans l’interstice inamical et diaboliquement hostile, avec l’opiniâtreté d’un naufragé. Au bout de quelques minutes, ses doigts enflammés et leurs ligaments endoloris lui intimaient l’ordre de la retraite. Le fauteuil sortait encore une fois vainqueur.

Momo se rappelait tous ces détails cruels en regardant tristement son goûter : un morceau de pain grossièrement coupé, à la forme bizarre, constitué d’une fine croûte aussi mince qu’une feuille de papier et d’une véritable colline de mie aux contours non moins disgracieux, aux allures de pierre dégrossie, le tout surmonté d’un amoncellement d’épluchures de beurre, plaquées comme un échiquier par des mains pressées et peu soucieuses d’esthétisme.

Momo avait du mal à trouver un endroit propice où mordre, tellement les aspérités accidentées de la boule de pain la rendaient disproportionnée par rapport à sa bouche minuscule et l’obligeaient, à chaque bouchée, à faire des grimaces grotesques…

( à suivre )

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