Momo

En fait, Momo s’est rendu compte bien tôt de sa différence. Trop tôt peut-être à son goût, dès l’âge de six ans. Ce ne fut pas vraiment une découverte fortuite que l’insouciance juvénile aurait pu facilement effacer de sa mémoire mais un long cheminement douloureux qui s’est incrusté dans son cœur et dans sa chair lentement, insidieusement, comme une sensation de culpabilité ou d’insignifiance.

Il venait de quitter la quiétude rassurante de la maison familiale pour le monde inconnu appelé école primaire. Il avait vaguement entendu sa sœur ainée en parler, plutôt en termes élogieux, mais c’étaient des impressions de filles, tout juste bonnes à servir d’anecdotes à raconter à table, quand les parents sont disposés à prêter une oreille distraite au babil des mômes. Et puis les attentes de sa sœur, tout comme sa capacité à encaisser, n’ont rien à voir avec les siennes ! Il était fermement décidé à ne pas s’en laisser conter et à se faire sa propre idée du milieu dans lequel on venait de le plonger.

La première semaine de découverte se passa presque sans encombre. Et il y avait tant de choses nouvelles à découvrir ! D’abord l’espace gigantesque qu’il n’avait nullement l’intention d’arpenter en entier tellement il lui semblait plein d’embuches et de pièges mortels. Puis ses nombreux camarades de classe qui allaient être ses nouveaux « amis ». Ils étaient près d’une cinquantaine, tous plus grands et l’air moins timorés que lui. « Je trouverais bien parmi eux quelqu’un qui me ressemble et qui sera mon ami proche » se disait-il en scrutant les faces inconnues, à l’affût du trait de caractère décisif derrière une grimace ou un sourire. En attendant de fixer son choix, Momo restait un peu à l’écart, distribuant parcimonieusement ses sourires timides et gênés aux rares gamins qui lui semblaient aussi largués que lui.

Les ennuis de Momo commencèrent dès la deuxième semaine. En fait, aucun événement violent ne vint troubler sa solitude prudente. Ce fut surtout un sentiment de gêne plutôt sournois, incompréhensible au début mais terriblement désagréable, né de l’observation patiente de ses camarades de classe.

Il se sentait différent et cela le mettait mal à l’aise. Oh! ce n’était pas la taille, il avait depuis longtemps accepté le sobriquet peu élogieux de demi-portion dont l’affublaient les gamins du quartier. Ce n’était pas l’accent, ni la voix non plus. Encore moins la peau puisqu’ il était aussi blanc que les autres. En réalité, la difficulté qu’il avait à cerner le motif de sa différence et de l’embarras que cela lui causait venait du fait que tous ses camarades portaient, comme lui, le tablier réglementaire. Si on avait la bienveillance de ne regarder que le haut, Momo pouvait passer pour un écolier ordinaire. Tout basculait en regardant le bas !

Pourtant, Momo ne voyait, au début, aucune différence entre son accoutrement et celui des autres. Ce n’était pas comme s’il portait une jupe ! Ce qui était visible de son accoutrement, comme tous les autres, c’était le pantalon et les chaussures. Mais il avait beau essayer de se persuader d’une uniformité douteuse, il dut admettre que son pantalon n’avait rien de commun avec ceux de ses camarades de classe.

Ce n’étaient pas les deux jambes qui faisaient le pantalon ! Les pantalons des autres avaient des jambes assez larges, qui tombaient superbement sur les chaussures et cachaient entièrement les chaussettes. Le sien collait à ses maigres jambes comme une seconde peau boursouflée dont les plis disgracieux tombaient lamentablement comme les bourrelets d’une personne qui a été obèse et qui s’est mise à maigrir d’un seul coup. Et, comble de malheur, ce pantalon désagréablement ajusté sur toute la longueur de la jambe, ne cachait rien en bas ! Ni les chaussures, ni les chaussettes. Il se terminait à la manière d’un goulot tirebouchonnant juste au niveau des chevilles, laissant à nu des chaussettes visiblement fatiguées et des chaussures informes. Et ce pantalon était rouge alors que ceux de ses camarades étaient d’un beau bleu souverain !

A cet âge-là, Momo était loin de connaitre les strictes exigences de la mode, la mystérieuse alchimie des couleurs, l’élégante sophistication du design ou encore la science, ésotérique à ses yeux, de la matière. Il savait juste que son pantalon lui semblait moche et qu’il ne comprenait pas pourquoi. Il comprenait encore moins comment il ne s’en était aperçu que lorsqu’il avait commencé à fréquenter l’école.

Il prenait bien soin en classe de replier les jambes et de croiser les pieds afin que les signes éloquents de sa déchéance soient moins visibles. Mais ce subterfuge était insuffisant pour lui permettre de sauver la face. Le maitre, sans la moindre mauvaise intention du monde, aimait souvent à le prendre à la taille, le soulevant très haut au-dessus de sa tête, brandissant comme un trophée cette vivante insulte à l’élégance. Les jours où cela arrivait - et ils étaient nombreux- Momo se demandait comment on pouvait survivre à une pareille honte, à un outrage aussi cruel à sa dignité et à son amour-propre.

Et Momo continuait à souffrir sans rien comprendre car pour lui, un pantalon n’était encore qu’un pantalon, de même que tout le reste de l’attirail de l’écolier ordinaire. Mais l’incompréhension, si salutaire à l’esprit, n’avait pas le même effet sur le cœur meurtri par les blessures de l’honneur…

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