Une fierté nationale ? …

Dans un café à Casablanca, la conversation entre compatriotes tunisiens était partie sur Bourguiba et nous avons soulevé la question de savoir s’il fut un bon leader. L’idolâtrie constatée à Tunis n’avait pas eu ici le dessus sur l’analyse objective d’un règne sans partage. Même si comparaison n’est pas raison avec la situation actuelle inquiétante du pays, la manière que certains ont encore d’arborer un chef de manière intempestive, ne doit plus être un objet de fierté.

Que la Tunisie soit tombée si bas dans la combine de la propagande et de la falsification des faits, devrait plutôt procurer l’envie de réguler l’histoire de notre proche passé. Généralement, les mêmes profiteurs du système nous disent, qu’il y a enfoui profondément dans l’inconscient collectif, un attachement à la figure paternelle de Bourguiba. À mon avis, c’est comme applaudir ses supposés bienfaits avec les mains liées, car l’ordre qu’il avait établi par la force, avait entraîné notre pays vers un populisme de seconde zone, entravant son cheminement vers le progrès démocratique …

J’ai fait comprendre à mes amis qu’au lendemain de sa prise usurpée du pouvoir, le Dictateur avait stoppé net l’élan libertaire à cause de sa doctrine immortelle, comme l’explique Bernard Cohen dans son best-seller (1) : ” après avoir imposé sa propre temporalité à la Nation Tunisienne, Bourguiba, l’admirateur des grands classiques français et des américains entreprenants, a encore rêvé de triompher ainsi de la mort. Avec lui, non seulement le pouvoir ne se partage pas, mais il ne s’arrête pas, d’ici à l’au-delà ” …

Menteur comme un vulgaire arracheur de dents, il fît alors volte-face à ses promesses en s’appuyant délibérément sur une police politique qui avait ordre de faire taire les Politiciens, l’Armée, les Dignitaires et le Peuple. Sa République, bâtie sur le mensonge de la légitimité démocratique, devait supplanter une Monarchie héréditaire, honteuse et improductive à ses yeux. Mais, il lui imposa l’institution d’un Chef charismatique, à la fois Combattant Suprême, Sauveur, Père de la Nation et Héros National. Trop de qualificatifs pompeux pour un Président-Dieu à l’héritage désastreux …

Soixante-quatre années plus tard, ses zélateurs se débattent encore pour prouver l’efficience de sa politique tyrannique. Leurs efforts sont vains car l’avenir a prouvé que leur mentor était en partie responsable des secousses du monde politique actuel qu’il avait réussi à cliver en deux entités antinomiques, belligérantes à ne plus en finir.

Et quid de sa politique relationnelle ? Après avoir profité des largesses de Mohamed Attia, de Mustapha Kaak, de Mathilde Lefras et d’autres victimes consentantes pour parfaire son curriculum vitae, Bourguiba ne se sublimera que pour tenir le manche du gouvernail. En plein cœur du palais de Carthage, il n’avait pas hésité une seconde à faire rejaillir le feu de l’ingratitude, au point de consumer ses pauvres bienfaiteurs, les uns après les autres, comme pour nettoyer les traces d’humiliation que l’aura de son prestige ne pouvait supporter.

Quand il était citoyen lambda, titiller son étoile en se servant de l’argent de ses amis est un principe bien connu des opportunistes. Mais en tant que Président d’un pays nouvellement indépendant, écorner ses durs moments de jeunesse et passer aux yeux de l’opinion publique pour un vulgaire quémandeur, était un aveu de faiblesse qui ne pouvait engendrer que vengeance et rancœur. C’était ainsi que fonctionnait sa matière grise et tournait son sang, fonction de la temporalité du moment et des coups de boutoir hasardeux de ses tempéraments maniaco-dépressif et mégalo-paranoïaque …

Qu’écrire à propos de son comportement envers celui qui le fît propulser au-devant de la scène politique ? Des fabulations à faire davantage rallonger le nez de Pinocchio, rapportées par la version officielle de Bourguiba Junior et crédible pour un public naïf : ” encore une fois, j'étais absent quand la République avait été proclamée et je suis resté à l'étranger jusqu'à la fin de l'année 1963. Ce que je sais, c'est que Lamine Bey avait vécu jusqu'à sa mort sans être prisonnier ou gardé en permanence sous surveillance. Il avait été autorisé à accompagner sa femme au cimetière et depuis, il avait fini sa vie libre, comme un simple bourgeois de Tunis. Certes dans le chagrin ! ”. (2)

À ce propos, Il n’entre aucun mépris dans ma curiosité de vérité mais pour un reste de pudeur, je préfère me taire devant de telles ignominies. Quant à la cruauté avec laquelle avait été martyrisée la Beya et qui ne fut jamais divulguée, je ne suis pas mécontent de me distinguer radicalement de cette pègre politique qui cherche un prétexte à la Haine. Si on ne saurait remettre en question le fait qu’un tel crime ne doit pas rester impuni, il n’en demeure pas moins que les victimes, endormies dans la décadence arbitraire de la Dictature, demandent à être respectées. C’est à la façon du cogito cartésien : ”je souffre donc je suis”, que je m’évertuerai à prendre leur défense car la douleur gratuite est seule capable de réveiller les peuples endormis …

Alors, fier ou pas d’avoir eu comme premier Président, Habib Bourguiba ? Pour mon cas, certainement pas. Ces quelques actions dans le domaine éducatif et de la santé, ne pèsent pas lourd devant son bouillonnement de ruminations et d’éructations peu cavalières. Il était clair que ce Président à cran avait besoin de Lexomil et de Lithium en permanence et de glaçons pour lui refroidir la cervelle.

Ses calomnies répétées à l’égard des insoumis, avaient fini par ruiner leur carrière professionnelle. En fait, il faut lui en vouloir d’avoir initié la dégringolade de la Tunisie pour n’avoir jamais su laisser s’exprimer des hommes politiques de bonne facture, même si eux aussi avaient retourné leur veste. Alors qu’il avait tout pour construire les bases d’un beau pays, notamment le charisme et la connaissance des règles de gouvernance, il aura tout gâché par égotisme et férocité en posant les mauvais diagnostics et en effaçant des tablettes de la politique ceux qui le concurrençaient.

Pourquoi s’attaquer à l’Islam Zitounien, détruire nos monuments et abolir les Habous ? En se hissant sur une montagne de mensonges d’où il dominait l’univers tunisien en lui donnant ses ordres, il faisait penser à tous ces originaux africains qui, racontant des sornettes dans leur village, se prenaient pour le grand Néron ou un Napéolon de poche. Il prouvait chaque jour, surtout depuis sa Présidence à vie, qu’il était un politicien à la petite semaine. Et aujourd’hui, malgré le fiasco d’une succession obligée, son fan club se réfugie dans la célébration d’un mythe qui vaut le déni d’une amère réalité.

En mon for intérieur, je me répète souvent que si internet existait à cette époque et vu que les Tunisiens sont les as du détail qui tue, Bourguiba n’aurait pas fait long feu et aurait été traité de tous les qualificatifs peu glorieux, en particulier de malade mental, de despote et de criminel.

Le plus sidérant est qu’il avait réussi à enfumer tout le monde et même des gens très instruits (grâce à lui), n’y ont vu que du feu. Il avait même soulagé sa conscience de l’extrémisme musulman en étant encore plus extrémiste envers lui.

Ce qui est risible pour moi, c’est que dans l’un de ses discours obséquieux, il avait reconnu ses erreurs en faisant son mea-culpa, tout en versant quelques larmes de crocodile. Mais rien de bien concret pour corriger ses moult erreurs. Rien de plus sot qu’un politicien supposé cultivé dès lors qu’il laisse la vanité mener ses pas car celle-ci fige, enferme et abêtit. Souvent, je m’interroge pour comprendre comment Bourguiba peut être qualifié de génie, à moins d’être addicte aux somnifères …

Sur ce, et après avoir dégusté un bon café, nous conclûmes que Bourguiba avait incarné un récital politique qui avait échoué, celui du passage en force, pour avoir déclenché la République et pour s’y être agrippé. Si nous étions tous logiques, nous réfléchirions en profondeur aux méfaits de nos politiciens plutôt que de donner une explication fast-food à leurs déviances.

Que l’on arrête de croire aux slogans issus de régimes dictatoriaux : Bourguiba avait libéré la Tunisie, nous avait ôtés les poux, nous avait instruits en libérant notre moitié et n’avait jamais volé. Si la moindre conjonction de ces quatre affirmations était vraie, nous serions actuellement en vraie rivalité avec les Nations développées au lieu de traîner dans les bas-fonds du sous-développement.…


Notes

(1) Bernard Cohen, ancien journaliste à Libération - ” Bourguiba, le pouvoir d’un seul ”, Flammarion, 1986.

(2) Extrait de " Notre histoire " - Entretiens avec Mohamed KERROU et Bourguiba Junior - Cérès Éditions.

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