Penseurs radicaux, Europe et Amérique Latine

Ces écoles ont fait d’excellentes analyses des conditions de vie sous le capitalisme. Cependant, dans tous les cas, il y a eu une certaine indifférence quant au cadre institutionnel et aux aspects contraignants et normatifs des constructions politiques. Ou même un effort dédié pour contester les projets de gouvernements de la gauche. Il est clair que si tout est vu à partir de la puissance du capitalisme, les projets parlementaires sont faibles.

Mais en même temps, ceux qui passent par ces projets - surtout depuis le premier Podemos - observent des penseurs radicaux capturés dans leur destin académique et sans conséquences de leurs thèses de doctorat. De même, l’Amérique Latine ne peut se permettre le luxe de penser au pouvoir sans référence à des projets politiques qui peuvent le transformer en faveur des secteurs populaires.

Les élaborations dites « impolitiques » [pas très politiques], toujours très séduisantes quand il s’agit de montrer que ce qui est vraiment politique ne se réduit pas à une simple gestion, glissent parfois dans ce que j’appelle avec le néologisme Nopolitique, finalement une négation renouvelée du politique.

De cette manière, le scénario européen montre bien un phénomène qui mérite l’attention, d’une part une multitude de penseurs radicaux très attractifs mais indifférents par rapport à l’institutionnalité gouvernementale et d’autre part une nette montée en puissance de différents néofascismes encadrés sous le régime de domination néolibérale.

La pandémie à son tour, pour l’instant, apparaît comme un territoire très fertile pour ces droites ultra-droitisées. Cette réalité, avec un monde intellectuel d’un côté et une réalité politique de l’autre, se développe dans des mondes parallèles qui ne se rencontrent jamais. En dehors de Lacan sur ce point, la psychanalyse enseigne qu’une transformation du sujet n’a jamais lieu si elle n’est pas solidement liée à l’ordre symbolique qui le soutient. Politiquement traduit cela serait, qu’il n’y a pas de réel changement s’il n’est pas lié avec la Communauté, la Société et l’Etat. C’est ce que j’essaye de développer dans mon dernier livre Ideologia.

La nouveauté pourrait émerger, une fois entrevue cette impasse, dans une nouvelle alliance entre la pensée latinoaméricaine et l’Europe du Sud. Il y a certaines lectures des expériences politiques des mouvements « nationaux et populaires » » en Amérique Latine et des expériences du Portugal et de l’Espagne qui pourraient être élaborées à la lumière d’un nouvel échange sur la praxis politique, les nouveaux problèmes de l’idéologie, les féminismes populaires, les nouveaux sujets de politique.

Il ne s’agit certainement pas de rejeter les penseurs radicaux européens avec un nationalisme grossier, anti-intellectuel et pseudo-folklorique. Mais tous les problèmes de l’institution du politique dans les territoires assiégés par l’idéologie expansive de la domination néolibérale sont exacerbés en Amérique Latine et en Europe du Sud, où ils trouvent aussi, de façon pour le moment plus atténuée, des registres différents.

Toutes les bibliographies des projets émancipateurs sont diffusées de manière eurocentrique, mais il ne s’agit pas de sortir de la grande tradition européenne, comme l’ont fait les révolutionnaires de notre indépendance et le péronisme à ses débuts, il s’agit plutôt de se les approprier et de les réinventer à partir du nouveau républicanisme de gauche espagnol et des mouvements nationaux et populaires latinoaméricains. Un nouveau savoir attend toujours de constituer un corpus bibliographique différent et nouveau dans notre langue.


* Jorge Alemán, psychanalyste, écrivain et poète. Auteur du livre « Capitalismo. Crimen perfecto o Emancipación ». Son dernier livre publié est « Pandémonium , Notas sobre el desastre », NED Editions.

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