En soutien aux mouvements sociaux : Quatre grandes propositions concrètes pour l’emploi des jeunes

L’une des principales revendications du soulèvement de 2010-2011 portait sur l’emploi, en particulier celui des jeunes. Une décennie plus tard, c’est encore cette revendication que l’on retrouve au cœur des manifestations qui déferlent sur le pays. Pourquoi ? Parce que le problème n’est toujours pas résolu et qu’il tend dramatiquement à s’aggraver depuis l’an dernier, en raison de la pandémie Covid et de la succession des dispositifs de restrictions sanitaires imposées par les pouvoirs publics.

Pour apporter une solution radicale à l’incapacité du système économique actuel à générer de l’emploi en quantité (et en qualité) suffisante, il semble évident qu’il faut sortir de ce système et aller vers un mode de développement différent, qui soit en même temps créateur de richesses, durable et inclusif – capable, en d’autres mots, de promouvoir les aptitudes de la population dans sa globalité, tout en mobilisant la totalité de nos ressources.

La réalisation d’un tel objectif se situe dans le moyen et le long terme, car elle exige de nombreuses conditions préalables – notamment politiques –, qui sont loin d’être réunies. Mais que pourrait-on faire immédiatement, que devrait-on faire tout de suite, sinon pour supprimer le chômage, du moins pour le réduire de manière significative ? Le gouvernement en place, comme ceux qui l’ont précédé, n’a pas de réponse à cette question essentielle. Dans sa boîte à outils, il ne dispose que de deux instruments, tous les deux inopérants et lourds de menaces virtuelles :

- La répression à outrance, qui risque de lui être fatale s’il s’entête sur cette voie ;

- L’application des « réformes » (sic !) exigées par le FMI et l’Union européenne, dont l’exécution entraînerait immanquablement une nouvelle envolée de la pauvreté et du chômage et, par conséquent, une escalade supplémentaire dans la confrontation sociale.

Les réponses positives existent pourtant. Pour les concevoir, il n’est pas nécessaire de sortir des grandes écoles, il suffit d’un minimum de patriotisme et de bon sens. Ces réponses – nous les passerons en revue avant d’examiner les conditions de leur financement – permettraient de débloquer une énergie jusqu’ici étouffée, tout en débarrassant la machine économique nationale de quelques-uns de ses verrous les plus absurdes et archaïques. Elles nous donneraient la possibilité de libérer un potentiel productif d’une ampleur insoupçonnée.

Selon nos estimations, la mise en œuvre des mesures proposées permettrait de fournir du travail, dès la première année, à plus de 200 000 mille demandeurs d’emploi. Et pas dans l’administration, comme c’est le cas avec le discours démagogique ambiant, mais d’emplois directement liés à l’activité économique et à la création effective de richesses.

L’affaire suppose, bien entendu, une vraie volonté politique. Celle-ci faisant défaut au niveau des partis au pouvoir, il faudra procéder autrement, en créant un rapport de force favorable, qui s’appuiera résolument sur les luttes sociales et sur leurs soutiens parmi les associations, les syndicats et les partis d’opposition.

Examinons ces propositions l’une après l’autre.

En direction de la paysannerie et de la jeunesse rurale

Les terres domaniales. A l’origine, ce patrimoine foncier couvrait une superficie d’environ 800 000 ha, comptant parmi les terres les plus fertiles du pays, arrachées à leurs propriétaires légitimes par le protectorat français. Après la loi de nationalisation de 1964, les fermes coloniales n’ont pas été rendues à la paysannerie, mais sont restées propriété d’Etat. Elles ont depuis servi à entretenir une corruption bureaucratique effrénée. Au fil des ans, une grosse moitié de l’ensemble a été cédée au profit de divers destinataires : une partie a été attribuée à des ingénieurs et techniciens agricoles ; une seconde allouée à des affairistes proches du pouvoir ; une troisième frauduleusement détournée. Au final, les terres domaniales demeurent aujourd’hui largement sous-exploitées et n’emploient qu’une fraction infime de la main-d’œuvre agricole : moins de 20 000 personnes d’après nos recoupements, ce qui est dérisoire.

Les terres collectives. Ce second volet concerne deux millions d’ha de terres agricoles et de zones de parcours (pastoralisme), surtout localisées dans le Sud et le Centre. Leur gestion a obéi au même traitement irresponsable, puisque le statut juridique des terres collectives n’est pas épuré, près de 70 ans après le rétablissement de l’Etat tunisien. En raison d’une cette carence, un territoire immense est laissé à l’abandon et ne peut être légalement mis en valeur, ni selon le modèle traditionnel, ni selon un modèle moderne de remplacement.

Notre pays dispose d’environ 6 millions d’ha de terres agricoles utiles. En additionnant les terres domaniales et les terres collectives, on obtient près de 3 millions d’ha, soit 50% du total général. Près de la moitié de nos ressources foncières sont ainsi inexploitées ou sous-exploitées et restent, aujourd’hui encore, inaccessibles à nos paysans. Il s’agit là d’un scandale intolérable – un gigantesque réservoir de travail, de production et d’emploi, ignoré et négligé par les groupes au pouvoir depuis des décennies.

Comment remédier à cette situation ? La solution existe. Et elle n’a rien de théorique. En prenant appui sur les pistes ouvertes par la loi sur l’économie sociale et solidaire récemment adoptée, on pourrait transformer un grand nombre de fermes domaniales et de terres collectives en coopératives de production et de services (gérées par des coopérateurs et non pars la bureaucratie centrale comme dans les années 1960). L’expérience de la palmeraie de Jemna prouve que la solution est parfaitement réalisable et qu’elle permet, tout en augmentant la production, de fournir des emplois stables à un nombre relativement élevé de paysans pauvres et de jeunes ruraux. En démultipliant l’expérience, on démultipliera ses résultats.

La même méthode pourrait être utilisée avec succès dans les zones de parcours, lourdement dégradées du fait de l’insuffisance de structures publiques d’entretien (plantation de fourrages adaptés au climat, maintenance des systèmes de retenue d’eau, etc.). Dans ce cas, les coopératives seraient composées par les propriétaires de troupeaux et les bergers et couvriraient les itinéraires de déplacement. La différence, sur ce plan, ne se mesurera pas simplement en termes d’emplois, mais aussi en termes de production de viande, autant quantitativement que qualitativement.

En direction des entreprises

On compte plus de 400 000 entreprises déclarées en Tunisie. La majorité écrasante – près de 90% – est composée de sociétés unipersonnelles et de très petites entreprises (TPE, entre 1 et 9 salariés). Le reste – près de 10% – est constitué d’entreprises de taille moyenne, employant de 10 à 50 salariés. Les grandes entreprises (grandes à l’échelle tunisienne : plus de 50 salariés) sont le plus souvent détenues par des groupes rentiers et forment moins de 1% du total.

Dans le système actuel, les micros, petites et moyennes entreprises sont étranglées de multiples manières. Par trois acteurs principaux :

1 – Elles sont étranglées par l’Etat, qui les pressure et les soumet à d’interminables tracasseries administratives et réglementaires ;

2 – Elles sont étranglées par les groupes rentiers, qui monopolisent les créneaux les plus rentables et accaparent l’essentiel du crédit bancaire ;

3 – Et elles sont étranglées par les importateurs clandestins, qui leur bouchent l’accès au marché intérieur par la concurrence inégale et déloyale qu’ils leur imposent.

C’est dire combien leurs conditions sont fragiles et incertaines. Depuis 2020, avec la pandémie, la situation est devenue intenable pour beaucoup d’entre elles. Ce qui s’est traduit, selon les cas, soit par des licenciements, soit par le repli vers le secteur informel, soit par une cessation pure et simple d’activité.

En Europe, pour faire face aux effets économiques et sociaux de la crise sanitaire, les gouvernements ont décidé des mesures de sauvegarde en faveur de l’outil de production, l’Etat prenant en charge le règlement de tout ou partie des salaires des travailleurs à l’arrêt – procédure dite de chômage technique –, cela, durant toute la durée des restrictions liées à la pandémie.

Par réalisme, le dispositif de sauvegarde que nous proposons est plus modeste et limité dans ses objectifs. Dans un contexte de forte contraction de l’économie, il ne concerne pas les petites et moyennes entreprises arrêtées, mais vise celles en activité et cherche à les soutenir suffisamment pour qu’elles ne soient pas contraintes de licencier. Comment y parvenir ? En suspendant les prélèvements publics sur les salaires.

Chez nous, dans la plupart des branches du secteur « formel », l’écart entre salaire brut et salaire net est supérieur à 60%. Un exemple pour fixer les idées : lorsqu’un travailleur perçoit un net de 1000 DT, son employeur débourse, en outre, plus de 600 DT à l’Etat, en charges fiscales et sociales liées au travail – charges distinctes de celles qui pèsent sur les revenus de l’entreprise en tant que tels. Pareil taux de prélèvement est abusif, surtout en comparaison avec la qualité des prestations obtenues en contrepartie ; c’est l’un des plus élevés au monde. Mais la ponction n’est pas qu’abusive, elle est aussi irrationnelle : dans un pays retardataire, qui souffre structurellement de chômage de masse, elle prend la forme d’une barrière objective à l’emploi. Elle dissuade les entreprises d’embaucher – tout en encourageant le travail au noir.

En attendant que cette politique anti-emploi légal soit un jour corrigée et que les prélèvements soient ramenés à des taux raisonnables, nous estimons qu’il incombe aujourd’hui à l’Etat d’assumer lui-même la responsabilité du paiement de l’impôt et des cotisations sociales des travailleurs. Et d’en dispenser les entreprises de moins de 50 salariés, tant que la pandémie sévira. Dans l’immédiat, cela ne créera sans doute pas beaucoup d’emplois nouveaux, mais contribuera certainement à préserver les emplois existants.

En direction du peuple de l'informel

La Tunisie de l’informel est le produit direct de la ruine de l’agriculture et de l’exode rural que celle-ci a provoqué. La problématique de départ est donc celle d’une paysannerie déclassée, quittant la campagne, mais ne trouvant pas de travail déclaré en ville. Entamé dans les années 1970 après le démantèlement des coopératives de Ben Salah, le processus de repli sur l’informel a connu une brutale accélération avec le PAS (programme d’ajustement structurel) à la fin des années 1980.

Désormais, le secteur non déclaré englobe plus de la moitié de l’économie réelle. C’est devenu une véritable nébuleuse, en même temps tentaculaire et hétérogène, renvoyant à des conditions sociologiques et matérielles extrêmement contrastées :

1 – Les barons des importations clandestines (à ne pas confondre avec les contrebandiers transfrontaliers, qui agissent généralement à une petite échelle) occupent le sommet de la pyramide ;

2 – A la base, on trouve une multitude de travailleurs précaires, sans statut salarié légal et, le plus souvent, sans aucune espèce de couverture sociale ;

3 – Au milieu, on rencontre une masse innombrable de micros et petits entrepreneurs de fait (entre 150 et 200 mille). Ces derniers ne sont pas seulement actifs dans le commerce de détail, ils sont présents dorénavant dans la plupart des secteurs de la production et des services et ne manquent ni d’imagination ni de capacités d’innovation.

Dans leur grande majorité, ces petits et micro-entrepreneurs de fait possèdent, par ailleurs, leurs propres logements, mais n’ont ni titres de propriété ni autorisations de bâtir à faire prévaloir. C’est le phénomène de l’habitat dit « spontané » ou « sauvage », qui concerne plus de 60% de l’ensemble du parc immobilier national, une proportion proprement effarante.

La question essentielle qui se pose à propos de l’économie informelle, c’est son intégration dans l’économie légale, de sorte, notamment, qu’elle lui insuffle son dynamisme et son esprit d’initiative. Les moyens pour parvenir à un tel résultat sont nombreux. L’un d’entre eux – il ne coûte rien, sinon un peu de courage – est la régularisation du statut de l’habitat spontané.

Nous nous trouvons là aussi face à une situation manifeste de dilapidation de ressources. Les logements construits par les petits entrepreneurs de l’informel sont en dur et n’ont plus rien à voir avec les masures des bidonvilles des années 1950 ou 1960. Ces logements constituent des biens, des biens dotés de valeur, qui peuvent être considérés comme un capital, mais qui ne sont pas mobilisables comme capital parce qu’ils ne sont ni enregistrés ni légalement reconnus.

Pour changer cet état de fait, il suffirait de transformer les propriétaires de facto en propriétaires de jure, par l’attribution de titres de propriété en bonne et due forme. A partir de quoi les logements possédés par la population des quartiers périurbains pourraient être convertis en facteurs économiques actifs, c’est-à-dire en capital vivant. Ils rendraient leurs détenteurs bancables, c’est-à-dire habilités à recourir au crédit bancaire, puisqu’ils auraient la possibilité d’hypothéquer des avoirs dont la valeur marchande serait juridiquement établie. Dès lors, le refuge dans l’entreprenariat clandestin ne serait plus l’unique issue à leur disposition.

Couplée avec une réduction significative des prélèvements sur les salaires, la mesure d’attribution de titres de propriété pourrait avoir un impact considérable sur l’intégration du secteur informel. Elle ouvrirait, à très court terme, des perspectives prometteuses pour le développement et pour l’emploi, ainsi que pour la réunification du tissu économique du pays. D’un point de vue comptable, elle entraînerait en bond d’au moins 30% dans le volume du PIB.

Une stratégie de grands travaux

Les Etats ont recours aux politiques de grands travaux lorsqu’ils traversent des circonstances exceptionnelles, en général pour rebondir après des événements particulièrement dramatiques (guerres, épidémies dévastatrices, catastrophes naturelles, effondrements économiques, etc.). Les grands travaux interviennent pour débloquer une machine à l’arrêt, en créant de manière volontariste de l’emploi, en distribuant du pouvoir d’achat, puis en utilisant ces leviers comme adjuvants pour relancer l’activité économique.

En Tunisie, il ne s’agit pas de réparer les destructions causées par une guerre d’agression, mais de remettre debout un pays exsangue, accablé par des décennies de gestion erratique des affaires publiques – la descente aux enfers a commencé sous Ben Ali et s’est accélérée après sa chute –, et aujourd’hui désarmé face à une crise sanitaire cruelle, qui a déjà fauché plusieurs milliers de ses enfants. Une des expressions matérielles les plus visibles de cette évolution calamiteuse, c’est le délabrement alarmant de nos infrastructures de base. Or celles-ci constituent le socle, l’assise, le support, sans quoi aucun effort de développement réel n’est envisageable.

Les grands travaux sont le complément indispensable des réformes évoquées plus haut, relatives à la paysannerie, aux petites et moyennes entreprises et au secteur informel. Pour promouvoir durablement le processus de création d’emplois, ces grands travaux doivent être directement articulés aux besoins de la production et des échanges, loin des fumisteries clientélistes du genre «bastana».

A titre indicatif, voici quelques-uns des axes autour desquels ils devraient s’organiser :

- Mise à niveau des infrastructures de transport (route et rail) et des ouvrages d’art en rapport (ponts, tunnels, etc.) ;

- Remise en état des infrastructures hydrauliques : curage des barrages (leur envasement provoque la déperdition d’environ 100 millions de m3 d’eau par an, alors que notre niveau de stress hydrique bat tous les records) ; maintenance des canaux et réseaux de raccordement ; maintenance des réservoirs et des canalisations de la SONEDE (30% de pertes annuelles) ;

- Réhabilitation des stations d’épuration des eaux usées ; en doter les régions dépourvues ;

- Installation dans toutes les municipalités d’unités de traitement des ordures ménagères ;

- Campagnes de reforestation, dans le Nord, et de reboisement, dans le Centre et le Sud. (En raison de l’inertie des pouvoirs publics, la surface globale des terres cultivables se rétrécit inexorablement année après année, du fait de l’avancée du désert ou de la destruction des écosystèmes par l’extractivisme.) ;

- Enfin, lancement d’un grand plan d’autosuffisance énergétique à partir du solaire.

Ces quelques indications suffisent à montrer l’ampleur, la diversité et l’urgence des tâches à accomplir. Et l’on peut imaginer sans peine la dynamique positive rapide que pourrait générer la mise en œuvre de pareils chantiers, non seulement pour l’emploi, mais pour le redressement national tout entier.

Après avoir explicité le contenu concret de nos quatre grandes propositions, il convient maintenant d’aborder la dernière question, la plus épineuse en apparence, celle de leur financement.

Le financement : rétablir la souveraineté de l'état

Le pays est surendetté. Du fait de l’effritement continu du dinar et de la profonde dépression de 2020, notre dette extérieure atteint dorénavant 100% du PIB. C’est d’ailleurs tout le système des finances publiques qui est à l’agonie : le budget est ultra-déficitaire, ainsi que la balance des paiements et la balance commerciale. La chose va si loin que l’Etat éprouve de sérieuses difficultés à verser, chaque mois, les salaires de ses fonctionnaires.

Imaginer, dans ces conditions, qu’il puisse financer des programmes ambitieux de création d’emplois ne relèverait-il pas de l’utopie, du pur vœu pieux, voire du plus vulgaire populisme ? Non, certainement pas. Pour une raison simple. La situation qui est la nôtre aujourd’hui ne résulte pas d’une espèce de fatalité contre laquelle nous ne pourrions rien. Elle résulte au contraire de choix, de choix faits par des hommes – les gouvernants actuels et ceux qui les ont précédés –, et ces choix peuvent être modifiés. Ce qui a été fait peut être défait.

La pandémie Covid a plongé la planète entière dans une crise sans précédent. Mais les crises ne sont pas que destructrices, elles ont toujours deux aspects : elles sont porteuses de dangers, tout en offrant des opportunités inédites. Elles peuvent être mortelles lorsque l’on s’y abandonne ; elles peuvent être bénéfiques lorsque l’on sait les utiliser pour transformer l’ordre – ou le désordre – existant.

Les crises suspendent le cours habituel des événements. Elles rouvrent le champ des possibles. Elles instaurent une sorte d’état d’exception. Et les états d’exception rendent à leur tour nécessaire et légitime les mesures d’exception que l’on prend pour y faire face. Tout ceci pour dire que des circonstances exceptionnelles appellent des réponses exceptionnelles, qui peuvent aller jusqu’à la remise en cause radicale des anciennes manières de voir et d’agir.

Rapporté au problème précis de nos finances publiques, cela signifie qu’il faut cesser de le regarder selon la grille de lecture forgée par les maîtres à penser occidentaux de la mondialisation néolibérale, et se décider à le regarder avec nos propres yeux, en fonction de nos propres besoins et de nos propres intérêts nationaux.

Lorsque l’on parvient à opérer pareil renversement d’optique, les solutions de rechange pour commencer à assainir la situation deviennent évidentes. L’on comprend alors que la remise en ordre de nos finances publiques passe tout simplement par le rétablissement de la souveraineté de l’Etat sur ces mêmes finances publiques. Ni plus ni moins.

Concrètement, cette affirmation de souveraineté pourrait s’effectuer grâce à l’adoption des résolutions suivantes :

Première résolution : proclamer un moratoire sur la dette. On justifiera cette décision en invoquant les dommages économiques et sociaux causés par la pandémie. On expliquera qu’il ne s’agit pas d’un reniement définitif de nos engagements et que les remboursements reprendront lorsque les effets de la crise sanitaire seraient résorbés. Plusieurs pays du Sud sont d’ores et déjà dans cette démarche ; nous n’avons qu’à les rejoindre et faire bloc avec eux. La Banque mondiale finira par s’incliner.

Deuxième résolution : ne pas contracter de nouveaux emprunts à l’extérieur. Et surtout pas auprès des bailleurs de fonds occidentaux, notamment le FMI et l’Union européenne. Il n’est pas question de simplement suspendre la spirale de la dépendance financière, il est question de s’en libérer une bonne fois pour toutes.

Troisième résolution : corriger les statuts de la BCT. Ces statuts lui interdisent de prêter directement à l’Etat, au nom d’un principe spécieux, celui de l’« indépendance » des banques centrales. Ce serait, nous disent nos « amis » du Nord, la seule manière de respecter l’« orthodoxie » financière, qui interdit de recourir à la technique de la « planche à billets ». Ces notions pompeuses ne visent en réalité qu’un but : maintenir les pays du Sud sous contrôle, en les gardant sous perfusion. En 2020, après la propagation de la pandémie, la Banque centrale européenne a mis à la disposition des Etats de l’UE des centaines de milliards d’euros, pour financer les mesures de soutien aux entreprises et aux salariés. La Réserve fédérale a fait de même aux Etats-Unis. Pourquoi nous interdire ce que les Occidentaux s’autorisent à eux-mêmes ? Il faut modifier les statuts de la BCT et la ramener dans le giron de l’Etat tunisien.

Quatrième résolution : suspendre les importations de produits de luxe. Portant sur des biens non essentiels (grosses cylindrés, articles d’épicerie haut de gamme, alcools, parfums, bijoux, etc.), la suspension devrait durer au minimum trois ans, pour permettre d’entamer le rééquilibrage de la balance commerciale. Cette disposition devrait être complétée par une mesure d’accompagnement imposant aux grandes surfaces commerciales un quota obligatoire de produits locaux (au moins 70%), le but ici étant de réactiver la production intérieure.

Cinquième résolution : lancer un grand emprunt national. Si l’Etat s’engage dans la réalisation d’un vrai projet de redressement national, s’il met en chantier des programmes convaincants pour le développement et pour l’emploi des jeunes, on peut assurer d’avance que la population se mobilisera dans l’enthousiasme et souscrira massivement à tout emprunt qu’il lancera dans ce dessein.

S’ils étaient adoptés, ces cinq moyens d’action ne suffiraient sans doute pas pour surmonter magiquement tous les obstacles. Ils seraient cependant amplement suffisants et donneraient à l’Etat les marges de manœuvres budgétaires nécessaires pour entraîner le pays sur la voie du progrès et du renouveau. Il retrouverait, à tout le moins, la capacité de financer et d’investir qui lui fait tant défaut aujourd’hui.

Nos propositions seront-elles entendues ? Seront-elles prises en compte ? Et par qui ? On verra. Nous sommes néanmoins convaincus qu’elles correspondent aux attentes du plus grand nombre et qu’elles parleront à ceux qui en seraient les premiers bénéficiaires, et d’abord la jeunesse. Son combat est celui de tout le pays. C’est par conséquent le nôtre.


* Aziz Krichen : né le 4 avril 1947 à Kasserine, est un sociologue, écrivain et homme politique tunisien. Président, à Plateforme Tunisienne pour les Alternatives. Figure historique de la gauche tunisienne depuis les années 1960, il est reconnu comme l'un des leaders du mouvement Perspectives durant les années 1970.

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