Destins croisés (3ème épisode) - Mouche

Photo

J’avais trente-neuf ans, dont les deux tiers en tant que chômeur patenté. Mon père est décédé alors que j’avais dix ans. Ma mère pauvre et analphabète s’occupa de moi comme elle put, c'est-à-dire le moins mal possible, sans réussir à infléchir ma volonté de quitter l’école où je ne brillais que par mes absences et mes algarades à répétition avec les gamins qui avaient fait de moi leur souffre-douleur.

Chétif de naissance et taciturne par reflexe défensif, je pris l’habitude de me venger en mouchardant tout le monde, réglant mes comptes avec tous mes persécuteurs en les accusant auprès des professeurs et des surveillants même de choses dont ils n’étaient pas responsables. J’acquis une solide réputation de mouchard sans scrupules qui ne reculait devant aucune calomnie aussi minable fût-elle.

C’est ainsi qu’on m’affubla de mon surnom évocateur. Une vocation commencée à un âge si précoce ne pouvait qu’être vouée à un avenir radieux. Je dénonçai les enfants à leurs parents parce qu’ils m’ont soulagé de mes billes, à la loyale, au jeu ; je dénonçai ceux qui chipaient des fruits à l’étalage et refusaient de m’en offrir ; je dénonçai les maris infidèles et les dames à la cuisse légère à leurs conjoints ou bien me fis payer mon silence en douceurs ou argent, et plus tard en cigarettes, bière et autres paiements en nature.

En vérité, ce qui n’était chez moi au début qu’un réflexe convulsif destiné à pallier mon impuissance physique, devint avec l’âge une activité lucrative sustentatrice favorisée par le farniente auquel j’étais réduit après avoir quitté l’école au grand dam de ma mère.

Tour à tour accoudé à un poteau électrique au coin d’une rue, ou sirotant interminablement un Espresso au café du quartier, parfois tapi contre le mur d’une quelconque masure, je passais mon temps à surveiller les allées et venues de tout le monde, supputant le profit à tirer de telle ou telle découverte, calculant le montant à en tirer en la révélant ou en s’en servant comme moyen de chantage.

Comme rien ne se cache dans un quartier populaire où tout le monde se connait, cette aptitude associée à ma ténacité sans scrupules, parvint aux oreilles du commissaire de police du quartier. Un vrai bandit doublé d’un ambitieux sans états d’âme disposé à vendre sa propre mère aux enchères si cela pouvait lui rapporter quelque chose. Il vit tout de suite l’intérêt de se servir d’un être aussi vil et aussi efficace.

Il me fit convoquer, mais moi, prudent comme un chat plus habitué aux coups de pieds qu’aux caresses, je refusai de me rendre à la convocation. Massinissa, comme on appelait le commissaire, ne s’en formalisa nullement. Il se contenta de me faire surveiller dans la journée, apprit dans quelle masure j’avais établi mon poste d’observation de la nuit, envoya un agent réquisitionner un pack de bière à l’un des voyous qui en vendaient au noir et me rejoignit le plus naturellement du monde comme si nous étions amis de longue date.

Le contrat fut scellé entre les murs borgnes sans crépi, à la lumière chétive et intermittente des cigarettes de contrebande, le tout noyé dans les accents rauques de nos voix avinées entonnant des airs grivois de geôle.

Ma chambre avait le même aspect de capharnaüm que lorsque je l’avais quittée. J’en conclus que ma mère était encore couchée. J’en fus soulagé car elle n’a pas eu l’occasion de remarquer la bouteille de vin qui trônait à côté de mon lit sinon elle l’aurait déversée dans le lavabo. Je m’affalai sur mon lit branlant, éteignis le mégot qui me brûlait les doigts, allumai une autre cigarette et bus à même le goulot une longue rasade de vin rouge à moitié frelaté en faisant une grimace grotesque.

Rien de tel que le goût amer du vin pour évacuer l’amertume intérieure qui me rongeait comme un cancer. J’étais malheureux, chose qui ne m’était pas arrivée depuis la mort de mon père. Occupé à me venger de tout le monde ou à combiner des coups juteux, je n’avais pas le temps d’avoir des sentiments. Je n’avais que des humeurs.

Je connaissais l’impatience, l’espoir, la déception, la joie sadique, le tout en relation avec une quelconque affaire en cours. Mais je n’avais jamais auparavant éprouvé la brûlure intense due à la conscience subite de mon insignifiance. Oui, j’étais amoureux.

Pourquoi me traite-t-elle avec autant d'indifférence ? Suis-je aussi répugnant ? Ne remarque-t-elle pas que depuis que j'ai pris la résolution de la suivre, de loin lorsqu'elle se rend à l'université, personne n'ose plus l'importuner tout au long du chemin ? Qu'a-t-il de plus que moi, ce petit snobinard avec sa gueule de gosse de riche instruit ? Moi aussi je m'habille bien, j'ai de l'argent, j'ai des amis, des connaissances capables de réaliser les prouesses dont il ne rêve même pas.

Pourtant elle ne m'a pas semblé tellement contrariée de ne pas le retrouver à la station du bus aujourd'hui. Il est difficile de ne pas être épaté par mon geste... Et la courbette au moment où elle arrivait à la portière du bus... Exactement comme je l'ai vu faire dans le film. Les femmes aiment ces gestes romantiques. Il faudra que je profite de cet acquis. Demain je lui achèterai des fleurs, des roses rouges, des muguets, des violettes, des œillets...Tant pis pour ce que coûtera le bouquet. Elle le mérite.

Quand Massinissa était venu me chercher avant hier pour me parler de la cellule terroriste qui venait de se créer dans le quartier et me demander des informations, je ne savais pas comment lui venir en aide. Je m'étais toujours tenu à l'écart de ces histoires, je n'avais pas assez de haine envers aucun de mes ennemis pour le détruire de cette manière. Puis je vis comment elle regardait l'autre lorsqu'il passa devant elle sans la voir pour aller prendre sa bagnole au parking de l'université.

Moi, personne ne m'a jamais regardé avec autant de douceur et de passion. S'il avait poursuivi son chemin, il ne m'aurait pas imposé ce remords de l'avoir envoyé sur le chemin de la pourriture. Mais non, il a fallu qu'il se retourne pour attendre son copain, qu'il remarque sa cheville enflée, qu'il l'aborde, qu'il lui parle, qu'il découvre qu'elle habite près de chez lui, qu'il lui propose de l'emmener dans sa voiture et qu'il promette de l'attendre à l'arrêt du bus.

Trois jours plus tard il serait tombé amoureux d'elle et je serais mort de désappointement et de haine. Alors, comme je savais qu'il fréquentait régulièrement la mosquée, il avait le profil du terroriste en puissance. Les flics trouveraient bien un moyen pour le faire parler. D'ailleurs qui sait s'il n'a pas quelque chose à se reprocher, s'il ne trempe pas de près ou de loin dans cette histoire ?

Tous louches ces gens qui savent plus de choses qu'il en faut et qui veulent refaire le monde selon leur volonté et leurs convictions. Lui hors circuit, son intérêt pour moi ne peut que grandir.

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات