Destins croisés (2ème épisode) : Soltana

Photo

Presqu’à la même heure, quelques rues plus loin, dans notre maison modeste située au cœur de la cité populaire limitrophe du quartier chic où Mahmoud venait d’être kidnappé, je me préparais à aller à l’université. Je peignais mes cheveux soyeux en chantonnant comme une adolescente qui allait à son premier rendez-vous amoureux.

J’étais heureuse comme seuls peuvent l’être les gens purs qui éprouvent de l’amour pour la première fois et qui ont la certitude d’être payés de retour. Pour la première fois, je ne trouvais pas que me lever à six heures du matin pour prendre un bus bondé et me taper un trajet de près d’une heure dans l’odeur des chaussettes sales, des corps en guerre avec l’eau, des vêtements à la propreté douteuse, de la fumée des cigarettes, des haleines encore avinées, des lendemains de cuite, des grossièretés des voyous, des attouchements des malades, des récriminations générales, des potins ressassés, des conversations insipides, des vantardises révoltantes, des blagues salaces, des quolibets insipides, des œillades appuyées, des sourires en coin, des regards quémandeurs, des mines renfrognées, des visages fatigués, des tragédies ambulantes, des boutons effrontés était un exercice pénible.

Mahmoud m’avait promis de m’attendre à l’arrêt du bus pour m’accompagner à l’université. J’avais décliné avec une véhémence outragée son offre de me prendre avec lui dans la vieille bagnole de son père, cela ferait trop jaser dans le quartier populaire où j’habitais. Il accepta alors avec le sourire de prendre le bus avec moi, et je lui en sus gré.

Eut-il été possible de ne pas tomber amoureuse de lui ? Tout en lui était un piège délicieux et irrésistible. Mais une fille de ma condition avait peu de chances d’être seulement vue par un homme de sa classe. Le nombre de fois où je me sentis ridicule à la nausée en essayant d’attirer son attention ou même d’accrocher son regard sans y parvenir.

Je suivais avec passion tous ses matches de foot à l’université sans rien y comprendre. J’adorais lorsqu’il courait derrière le ballon en lui donnant de petits coups gracieux et précis ou lorsqu’il évitait un autre joueur lancé à sa rencontre. Quand j’entendais les cris des supporters scandant son nom, j’étais envahie d’une agréable bouffée de chaleur, comme une mère fière de son enfant prodige. Et lorsqu’il se retrouvait parfois à terre après un contact avec un autre joueur, je retenais ma respiration au point d’en suffoquer.

Comme lorsqu’il se retourna si brusquement après m’avoir dépassée ce jour-là. Je fus troublée et faillit tomber en trébuchant. Et je le vis avec stupeur s’avancer vers moi. Non !! J’allais sûrement être gauche et me couvrir de honte !! Il me parla de ma cheville, je lui parlai du bus et de mon quartier. Ce fut stupide, bref et intense.

Je me hâtai d’achever ma toilette, satisfaite du résultat quoique je ne fusse guère coquette, à la fois de nature, par éducation mais aussi par prudence. Je pris mes bouquins, mon sac à main et, après un dernier coup d’œil au miroir, je quittai la tiédeur douillette du domicile parental pour affronter le froid de la rue. J’eus un regard pénible vers la foule agglutinée à la station dans l’attente résignée d’un bus improbable qui arrivait rarement à l’heure.

Puis je le vis. Mouche était là, la cigarette pendant juste à la commissure des lèvres, les cheveux hirsutes, la mine bouffie, le regard veule se voulant engageant, vêtu comme à l’accoutumée de grossières imitations de fringues de marque qu’il arborait avec une fierté de paon. Je détournai mon regard de peur qu’il s’imaginât que je portais de l’intérêt à son exécrable personne. Je cherchai des yeux celui que j’attendais, qui m’avait promis de m’attendre à l’arrêt du bus. Je guettais la rue par laquelle il devait arriver, anxieuse et perplexe. Il ne pouvait pas être en retard un jour pareil... ! Pas avec l’autre collé à mes basques comme à son habitude… !

Une clameur sauvage et un brusque remous de la foule annoncèrent l’arrivée du bus. Dans le martèlement désordonné des jambes lourdes mais empressées de mes compagnons de calvaire, j’eus un geste de recul, réticente à me lancer dans la cohue, préférant attendre Mahmoud. Mais la perspective de me retrouver seule à la station avec l’autre m’en dissuada rapidement.

Je me joignis courageusement à la mêlée générale, espérant sans trop y croire un miracle qui me ferait trouver un siège afin d’éviter les mains baladeuses. La foule compacte se rompit tout à coup devant moi au milieu de cris étouffés, de jurons sonores et de protestations incompréhensibles. Devant mes yeux ahuris, Mouche jouant des mains, des coudes, de la tête et de grossièretés débitées d’une voix canaille, éjectait les passagers agglutinés devant la portière du bus, me frayant un passage protégé, comme le chemin ouvert dans la mer par Moise aux hébreux.

J’eus un geste de recul, par répulsion de devoir quelque chose à cet énergumène. Mais une violente poussée de la foule excédée dans mon dos m’obligea d’accepter contre mon gré cette marque incongrue de tendresse et d’affection quasi cyniques. J’eus une moue dégoûtée devant la courbette qu’il me fit au moment où j’arrivai à sa hauteur tandis qu’il barrait l’accès du bus aux autres pour me permettre de grimper.

Les sarcasmes de quelques voyous au courant des sentiments que Mouche me portait achevèrent de me mettre de mauvaise humeur. Je pris néanmoins place dans le bus sans daigner l’honorer même d’un regard de mépris. Lui, sans se démonter le moins du monde sous les quolibets, les insultes, les bourrades des voyageurs et mon indifférence, se retira avec la satisfaction du devoir accompli et reprit le chemin de sa piaule miteuse pour reprendre le fil de ses rêves de raté.

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات