Rapport de l’IVD en Tunisie (2éme partie) : justice et prisons, outils de l’oppression

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Parmi les dispositifs sur lesquels ont pu compter les régimes de Bourguiba et de Ben Ali : la justice, devenue un bras droit de l’exécutif, et les prisons, lieux de toutes les violences et exactions. Dans sa partie consacrée au démantèlement des mécanismes des crimes de système, le rapport de l’Instance vérité et dignité (IVD) revient avec précision sur ces deux outils de la répression.

En 1957, la Tunisie est fraîchement indépendante et elle s’empresse d’abolir les tribunaux charaïques et rabbiniques. Les ordres juridictionnels sont unifiés sous la même bannière d’une justice civile. Plus tard, le pays signe plusieurs conventions internationales contre la torture et les mauvais traitements.

Lois et circulaires sont publiées, qui garantissent les droits et devoirs des détenus. Pourtant, très vite, se met aussi en place un régime autoritaire, ne tolérant aucune voix dissidente et mettant sous sa coupe la justice et le système carcéral. Deux dispositifs qui deviendront ses agents d’exécution pour mieux bâillonner, terroriser, humilier, punir.

Le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD) relève que, sur les 57 000 victimes dont les dossiers ont été retenus par cette commission vérité, 12 380 hommes et femmes se plaignent d’avoir été injustement traités par les tribunaux tunisiens. L’IVD a également reçu 29 137 doléances concernant les conditions inhumaines d’incarcération dans les prisons tunisiennes, 26 572 provenant d’hommes et 2 565 émanant de femmes victimes.

Justice parallèle sous Bourguiba

En ces années 50 d’édification du nouvel Etat, le président Bourguiba crée une justice parallèle qui installe quatre cours d’exception. Objectif : quadriller les libertés publiques et sanctionner durement les oppositions politiques. Dans un discours daté de juillet 1966, Bourguiba justifie ainsi la création contre ses rivaux politiques de la Haute cour de justice, dix ans plus tôt, puis la mise en place des tribunaux militaires, un an plus tard, qui la remplacent : « Il est difficile aux magistrats de s’adapter aux nouvelles conditions d’un pays en transition s’ils se suffisent de leurs diplômes et de leurs principes. »

Les tribunaux militaires sont en charge des infractions portant atteinte à la sûreté intérieure ou extérieure de l’État. Ils prononcent des peines de mort et de prison à perpétuité accompagnés de travaux forcés contre les militaires ayant tenté un coup d’Etat en 1962. En 2014, ils prononceront des sentences nettement plus légères – dont beaucoup de non lieux – contre de hauts cadres sécuritaires en fonction au ministère de l’Intérieur pendant la Révolution, quand des manifestants pacifistes avaient été tués ou grièvement blessés.

La Haute Cour, elle, est créée en 1959. Elle se constitue en cas de haute trahison commise par un membre du gouvernement. Elle dispose de pouvoirs absolus : ses arrêts sont immédiatement exécutoires et ne peuvent être contestés ni par voie d'appel, ni par pourvoi en cassation.

Puis, en 1968, la Cour de sûreté de l’Etat voit le jour contre le groupe de jeunes étudiants de gauche « Perspectives ». Ses verdicts ne sont, eux aussi, susceptibles d’aucune voie de recours. Totalement dépendante du parti-Etat, deux de ses membres sont des députés. De 1968 à 1987, au moment de sa disparition, elle publie 22 jugements contre tous les mouvements de l’opposition, des syndicalistes aux islamistes, des marxistes-léninistes aux nationalistes arabes.

Contrôle sur les magistrats et représailles

En 1987, cette Cour de sûreté est abolie par Ben Ali « mais l’instrumentalisation de la justice à travers les tribunaux militaires, le tribunal administratif et même les tribunaux ordinaires, contre l’opposition se poursuit et s’élargit aux journalistes et aux militants des droits de l’homme. Des procès sont tenus sans la voix de la défense. D’autres, traités devant des tribunaux de droit commun, voient également surgir l’ingérence du pouvoir exécutif », relève le rapport.

C’est désormais à travers le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) que le politique s’immisce dans l’appareil judiciaire. Les procédures de nomination, de mutation, de rétribution et de sanction des magistrats sont les outils qu’il utilise pour maîtriser ce dispositif. Le CSM est d’ailleurs présidé par le chef de l’Etat lui-même. Les juges réfractaires, tels Ahmed Bensedrine, Rachid Sabbagh et feu Mokhtar Yahiaoui, subissent les représailles du système.

L’IVD a auditionné la veuve et la fille du juge Yahiaoui. Dans son rapport, elle restitue dans ses positions courageuses contre l’absence d’autonomie de la justice. Auteur, le 6 juillet 2001, d’une lettre ouverte au président Ben Ali dans laquelle il épinglait la mainmise du politique sur la justice, le harcèlement et les intimidations dont les magistrats honnêtes étaient victimes, il avait alors défrayé la chronique. Mokhtar Yahyaoui présidait le tribunal de première instance de Tunis. Il fut le premier juge tunisien à exprimer publiquement un tel acte d’insoumission. Il est impitoyablement sanctionné : suspension, comparution devant le conseil de discipline, puis révocation.

Les prisons, lieux de déchéance humaine

Les jugements iniques contre les dissidents politiques sont généralement sous-tendus par des conditions d’incarcération dénuées de tout humanisme. L’IVD souligne les violations systématiques des droits humains observées dans les prisons et détectées dans les témoignages de 29 137 anciennes victimes.

Durant toutes les étapes de sa vie carcérale, le détenu est l’objet de maltraitances et de diverses pratiques dégradantes. « Le président de la République nomme lui-même certains directeurs de prisons, comme le directeur de la prison civile de Tunis. Il les choisit selon des critères de fermeté, de dureté et de férocité », révèle le rapport.

Mal éclairés, sales, puants, froids et humides en hiver, suffocants en été, les lieux de détention ne répondent pas non plus aux normes de sécurité. Les prisons tunisiennes sont surpeuplées ; elles reçoivent le double de leur capacité d’accueil. Contrairement aux dispositions de la loi tunisienne et des textes internationaux, les primo-délinquants sont mêlés aux récidivistes, aux détenus en état d’arrestation préventive, aux criminels dangereux et aux condamnés à de longues peines.

En raison de conditions d’hygiène suspectes et d’une nourriture infecte, les maladies contagieuses s’y développent. Le rapport de l’IVD prend pour exemple la chambre n°1 de la prison de Tunis. Sa superficie ne dépasse pas 150 m², elle accueille pourtant 300 personnes, soit 50 cm2 par détenu.

« Nous avons découvert de multiples cas de sida à l’intérieur des prisons. Les porteurs de virus continuent à partager les mêmes lames de rasoir avec les autres détenus. En prison, une lame étant partagée en moyenne par dix hommes », note l’IVD.

Une fois par semaine un médecin visite les détenus. Or des urgences se déclarent d’un moment à l’autre. Les seuls médicaments disponibles sont les psychotropes, qui font souvent l’objet de commerce et de prix surenchéris. Des cas urgents sont restés livrés à la souffrance pendant des jours et des nuits, notamment lorsqu’il s’agit d’opposants politiques. Les prisonniers d’opinion Hechmi Mekki, Lakhdar Sdiri, Mabrouk Zran, Ismail Khmila sont décédés lors de leur transfert plus que tardif à l’hôpital. Mouldi Ben Amor et Sahnoun Jawhri ont agonisé dans leurs geôles avant de mourir.

« Pour ces gens -là, je veux qu’une année compte comme dix ! »

Pour le régime dictatorial, la prison ne se doit pas être seulement un espace de privation de liberté, mais aussi un lieu d’humiliation. Cette banalisation de la violence prend une ampleur exceptionnelle dans les sanctions infligées aux détenus pour des raisons multiples, dont la désobéissance aux ordres. Ils sont alors maintenus en isolement total dans les endroits les plus humides et les plus insalubres.

Tabassés et insultés au quotidien, ils ont les quatre membres enchaînés aux pieds du lit et sont obligés de faire leurs besoins sur eux. A la prison d’Ennadhour, l’isolement a lieu dans une grotte située à 36 mètres sous terre. C’est là où ont survécu des opposants youssefistes, dans les années 60, et des victimes condamnées à la suite des événements du pain, en 1983. Ces hommes confinés dans cet enfer se rappellent, écrit le rapport, comment ils devaient partager leur pain rassis avec les rats au risque d’être dévorés vifs par ces rongeurs affamés.

A la prison de Borj Erroumi, le responsable reçoit syndicalistes, communistes et islamistes en les forçant à imiter le caquètement de la poule : « Répète que tu es là pour le vol d’une poule ! », leur jette-t-il. Interdits de sport et obligés de nettoyer les chambrées et les toilettes de la prison, leur calvaire, tel un protocole, est méthodique et prémédité. « Pour ces gens -là, je veux qu’une année compte comme dix ! », ordonne ce même directeur à ses gardes.

La tentative de destruction des dissidents et de leurs familles se poursuit après leur libération, à travers le mécanisme du contrôle administratif. C’est un moment de grande vulnérabilité pour les ex-prisonniers politiques. Car les voilà à la merci de la police jusqu’à huit fois par jour, comme l’atteste le registre de signature de R.A (de 7h30 à 18h30), dont le rapport publie une photocopie.

Impossible de travailler dans ces conditions, ni de mener une vie de famille normale. Le 12 novembre 1997, A.R.B s’est suicidé, trois mois après sa sortie de prison. Il n’en pouvait plus de ce harcèlement policier, d’autant plus que, sous la contrainte des agents, sa jeune femme s’était mise à l’accompagner. « Nous allons la dévêtir sous tes yeux et… », avertissaient-ils. Une menace insupportable, la pire des tortures, qui résonnait continuellement dans sa tête.

Quelques recommandations de l'IVD

Selon l’article 67 de la Loi relative à la justice transitionnelle de décembre 2013, le rapport final de l’ l’Instance vérité et dignité (IVD) contient « les vérités établies après vérification et investigation, la détermination des responsabilités, les motifs des violations prévues par la présente loi et les recommandations garantissant que ces violations ne se reproduisent plus…, les recommandations, propositions et procédures destinées à renforcer la construction démocratique et à contribuer à l'édification de l'Etat de droit, les recommandations et les propositions relatives aux réformes politiques, administratives, économiques, sécuritaires, judiciaires… »

Le rapport de l’IVD, publié sur son site le 26 mars dernier, établit donc des centaines de recommandations relatives aux divers chapitres de sa mission. Concernant la réforme des institutions, l’IVD recommande à l’Etat de fournir aux chambres pénales spécialisées, qui ont commencé à fonctionner depuis le 31 mai 2018 pour juger les dossiers de violations graves des droits de l’homme, une protection et une sécurité adéquates ainsi que tous les moyens nécessaires pour obliger les membres des forces de sécurité à comparaître devant elles.

La compétence des tribunaux militaires devrait être limitée aux membres de l’armée ayant commis des crimes militaires, insiste le rapport, et ne pas s’étendre aux dossiers de personnes civiles, comme c’est le cas aujourd’hui. Le gouvernement devrait également renforcer l’indépendance de la justice en limitant l’autorité de l’Exécutif à enquêter ou à sanctionner des juges.

L’IVD propose aussi l’indépendance totale de la Cour des comptes, avec la création d’un organisme chargé de superviser l’argent des associations et des partis politiques. Elle préconise que le poste du chargé du contentieux de l’Etat devienne indépendant de l’Exécutif, afin de ne pas tomber dans des jeux d’influence, jugés nocifs lors des efforts de l’IVD pour récupérer l’argent public spolié au temps du régime de Ben Ali.

La commission vérité recommande enfin de renforcer les mesures de redevabilité pour traiter les cas présumés de faute professionnelle au sein de la police et ainsi garantir l’efficacité et la transparence des enquêtes.

Le rapport propose la création d’une instance indépendante de contrôle de la police, doublée d’une agence de renseignement sous tutelle du président de la République et soumise à un contrôle parlementaire, avec pour objectif de restructurer les forces de sécurité, prévenir les abus et garantir leur neutralité politique.

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