Tariq al Bishri n'est plus

Une autre figure arabe, immense, vient de nous quitter en la personne du penseur égyptien Tariq al-Bishri. Sa personnalité et sa trajectoire (et par-dessus tout l’alchimie de son passage du nassérisme à l’univers de la pensée “religieuse”, i.e. de l’”arabisme” à l’”islamisme”) sont parmi celles qui ont le plus influencé ma propre trajectoire de recherche.

Il se trouve en effet que le grand juriste égyptien est l’une des figures historiques fondatrices de “cet islamo-gauchisme”, le plus noble, celui que l’intelligentsia française persiste à ignorer ou à pourfendre unanimement. Laïcardo-raciste ou pitoyablement coupée du terrain, de Zemmour à Chevènement, en passant hélas par ceux qui depuis la scène académique croient pouvoir affirmer que, ailleurs qu’en Iran, la poussée islamiste serait étrangère voire antinomique avec la dialectique nord-sud, elle se révèle particulièrement incapable de faire coexister rationnellement deux dynamiques qu’il est pourtant impératif de réconcilier. Car c’est bien cet islamo-gauchisme-là qui pourrait nous permettre de construire aujourd'hui, entre l'univers de la pensée religieuse et les combats émancipateurs les plus universels, les passerelles indispensables entre deux mondes qui se déchirent de plus en plus dangereusement.

Tareq al-Bishri : du « populaire » à l’« endogène»

« Je suis né en 1933. Ma conscience politique et culturelle s’est formée vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que j’avais entre douze et vingt ans. Mon intérêt pour la politique a pris corps alors que j’étais étudiant à l’Université. La question qui absorbait alors toute l’activité des Égyptiens était l’indépendance nationale. Le rêve de chacun était de voir son pays libéré. Quels sont les éléments de l’indépendance ? De quoi se compose-t-elle ? Je crois que, de ce point de vue, le mouvement national égyptien est passé par plusieurs étapes.

Il a d’abord vu dans l’indépendance quelque chose de seulement politique, le souhait que sur la terre d’Égypte il ne restât plus de forces étrangères. C’est ainsi que les Égyptiens ont vu le mouvement national et c’est ainsi qu’ils l’ont soutenu dans les premiers moments du XXe siècle, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. « A cette vision première, ils ont ensuite adjoint l’idée d’une indépendance économique et ils ont commencé à revendiquer un développement économique indépendant sans lequel la décision politique ne saurait être libre.

C’est au cours de cette période que la mobilisation islamiste est entrée en contradiction avec le mouvement nationaliste. La mobilisation islamiste était à la recherche des fondements légitimes. Dans les années trente et quarante, cette contradiction s’est exprimée dans la lutte entre les Frères musulmans et le Wafd. On peut dire que le mouvement islamique tentait d’ajouter au mouvement indépendantiste une troisième dimension : il invitait la société à revenir aux valeurs anciennement dominantes et à l’islam en tant que source de légitimité et de régulation sociale.

Après l’apparition de la mobilisation nationaliste laï- que, voilà̀ ce que représentait alors le mouvement islamique. « Si le mouvement des Frères musulmans n’est pas apparu à l’époque de Mustafa Kamil avant la Première Guerre mon- diale, c’est parce que le nationalisme de Mustafa Kamil s’exprimait alors dans le langage de l’islam et non dans celui de la laïcité. Après la guerre, le mouvement de libération a commencé à employer les référents de la civilisation occidentale. Elle représentait alors l’incarnation des valeurs de la modernité, la base de la construction des sociétés et la référence ultime en matière de mode ou de modèle de vie.

« Au début, j’appartenais pour ma part au premier de ces courants. L’idée de l’indépendance politique et économique a dominé jusqu’à la défaite de 1967. Cette défaite a eu une importance absolument considérable, jusqu’à nos jours. C’est elle qui nous a imposé de reconsidérer tous les fondements de notre système de pensée, tous nos présupposés. Après cette catastrophe, tout était à revoir.

Au nombre des questions essentielles dont la relecture vint à l’ordre du jour se trouvait celle de la place de la religion en tant qu’élément central du système social, de son développement et de sa cohésion interne. J’ai lentement acquis la conviction que le mouvement islamiste prolongeait en fait, sur le terrain civilisationnel, le mouvement indépendantiste politique et économique. Ce n’était pas mon point de vue jusqu’en 1967. C’est 1967 et ce qui s’est ensuivi qui m’ont fait voir les choses autrement.

« Cet itinéraire intellectuel, je l’ai évoqué dans mon livre Le Mouvement politique en Égypte. La première édition n’avait pas de préface. L’ouvrage était alors le produit d’un regard laïque et nationaliste sur les forces sociales et politiques, sur l’avenir du pays et sa situation du moment. Ensuite, dans la présentation de la deuxième édition, j’ai pris en compte mon expérience nouvelle, c’est-à-dire le lien entre la religion, l’islam, et la question sociale et la manière dont cette vision s’était peu à peu imposée à moi.

J’avais pris conscience que l’islam était un constituant essentiel. Que si l’avenir de la patrie devait l’exiger, c’était l’islam qui nous rendrait capables de sacrifices, c’était en prenant appui sur lui que nous pourrions avoir un avenir aux dépens du présent, quels que soient les sacrifices que cela puisse exiger pour surmonter les obstacles du moment, quel que soit, au début, le nombre des entraves à cette renaissance économique et sociale. Je ne pense pas que l’homme soit capable de répondre aux défis de cette étape historique-là sans disposer d’une assise psychologique le rendant apte au renoncement : renoncement à soi au bénéfice de la patrie, renoncement aux exigences du présent au profit de l’avenir.

Au XIXe siècle, tous les mouvements nationalistes étaient fondés sur l’islam. J’ai commencé à comprendre ce langage qu’ils employaient pour traiter les réalités qu’ils vivaient. J’ai commencé à comprendre comment ils parvenaient à convaincre les gens de réduire leurs envies matérielles pour construire un avenir meilleur [...]. « Peu à peu, je me suis donc mis à reconsidérer le vocabulaire du discours politique et celui de la pensée elle-même dans son intervention sur le réel. Je me suis mis à reconsidérer la relation de la pensée religieuse avec la réalité.

J’ai trouvé́ qu’il y avait là un lien avec la question de l’appartenance nationale et que celle-ci, pour une large part, avait quelque chose à voir avec la pensée religieuse musulmane à laquelle elle était associée. Peu à peu, je pris alors également conscience d’une dimension particulière de la constitution des différentes institutions sociales.

La société m’est apparue comme étant composée d’institutions, elles-mêmes subdivisées en sous-unités internes abritant l’activité individuelle et organisant en leur sein les masses humaines. J’ai réalisé que le ciment de ces différentes entités qui composent le tissu institutionnel de la société, c’était la pensée religieuse. On s’apercevait par exemple que l’évolution de certaines couches professionnelles coïncidait avec celle du mouvement soufi et avec les institutions sociales implantées dans les quartiers populaires.

Cette configuration donnait à la société une sorte de décentralisation et rendait possible l’appartenance de l’indi- vidu aux microsociétés primaires dans le cadre desquelles il vivait, tout en l’inscrivant dans une série d’appartenances de plus en plus larges. Lorsque l’on a frappé l’appartenance religieuse, c’est ce réseau institutionnel que l’on a frappé. Au lieu de l’améliorer, on l’a anéanti. Le tissu social s’est ainsi atomisé.

Or je pense qu’il est très difficile de construire une société avec des individus isolés. L’individu doit nécessairement entrer dans un réseau de communautés de plus en plus larges. Sans cette imbrication d’ensembles sociaux intermédiaires, il ne peut en aucune manière entrer en relation avec l’État. La perte des appartenances primaires a affecté ainsi toutes les appartenances supérieures. Elle a affecté la capacité de l’État lui-même à gérer les affaires de tous tout autant que celle de l’individu à s’inscrire dans l’entité générale.

« J’ai donc réalisé qu’il fallait revoir tout cela, que la pensée musulmane était celle qui pouvait nous permettre de former des institutions à tous les niveaux de l’activité et de la dynamique humaine. Tels furent pour moi les enseignements de la crise de 1967 : la défaite nous a poussés à tout remettre en cause. Résultat, tout au long des années soixante-dix, période au cours de laquelle j’écrivais mon livre Les Musulmans et les Coptes, j’ai éprouvé de sérieuses difficultés à progresser rapidement.

J’ai commencé à publier une série d’études dans Majalat al-Kâtib, de 1971 à 1974. L’idée initiale était d’écrire trois ou quatre études sur la question mais, au fur et à mesure de mes lectures, le sujet a pris pour moi davantage d’ampleur. Je me suis donc obligé à finir, puis j’ai arrêté d’écrire à partir de 1974. Je me suis ensuite intéressé à toute une série d’autres choses sans parvenir à chasser ce sujet-là du cœur de mes préoccupations.

« Au cours des années 1977-1979, l’idée d’un retour à l’appartenance égyptienne étroite refit surface. Moi, j’avais foi dans l’arabité. Et, dans mes discussions ailleurs que dans les cercles d’intellectuels, l’argument de base qui reliait l’homme égyptien à l’arabité était l’islam.

Toute autre évidence n’était pas prise complètement au sérieux. Je me souviens avoir alors conclu un colloque à Beyrouth en disant : “Venant du Caire, je puis dire que rien ne protège plus aujourd’hui l’arabité de l’Égyptien que l’islam.” A ce moment-là, j’ai vraiment senti que c’était quelque chose de très profond, qui avait un impact considérable et que l’on pouvait y chercher les réponses aux multiples questions que l’homme se posait. »

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